vendredi 8 septembre 2023

Hommage à Steve Roden

 Hommage à Steve Roden

 



 J’apprends le décès de Steve Roden, survenu le 6 septembre 2023, et aussitôt montent dans un même mouvement le sanglot et le fredonnement.

Gardons le fredonnement car sa musique, sa peinture n’étaient pas tristes, elles ne se souciaient pas de l’être, pas plus que d’être réjouies.

Entre ses mains, c’est le monde qui s’exposait. Pas le monde à l’empan, pas à perte de vue. Mais le détail, le lieu, l’objet qui sans rien rendre de leur mystère, se faisaient poésie pure.

J’ai connu Steve Roden dans la deuxième moitié des années 90. Son nom d’abord, il enregistrait à cette époque sous le pseudonyme In Be Tween Noise, puis nous l’avons vu jouer aux Festival des Musiques Ultimes organisé à Nevers par Yann Farcy. Pourtant, ce jour, sa musique que je découvrais ne m’avait absolument pas intéressé. Aussi quelques semaines plus tard, quand je reçus par la poste son mini-CD Splint, qu’il m’envoyait depuis la Californie, je le plaçai dans la platine sans grande conviction, par acquit de conscience uniquement.

Ce fut une révélation. Une musique délicate, fragile, encore granuleuse de sa gangue, naissait de la manipulation d’une attelle de bois. D’autres mini-CD suivirent, qu’il m’envoya de même : Chair, et Lamp. Le principe était le même, la réussite à la hauteur. Nous achetâmes ses disques plus anciens. Le tout premier, So Delicate and Strangely Made, énonçait ainsi son programme par son titre.

Steve Roden, travaillant autour de « contraintes », de lieu, d’objet, de source, se plaçait en révélateur, tâtonnant, cherchant, tournant. « Beaucoup d’errances et de fausses directions seront nécessaires. » me disait-il dans la dernière interview que je réalisais de lui en 2012 (Fear Drop 16).

Bien vite nous avons correspondu. Et ses disques, chaque fois que nous les recevions, révélaient la réalité du monde sans le répéter, sans le figurer. Des bribes de formule mises au jour. C’est à lui que nous devons aussi la découverte de William Basinski à qui il avait conseillé de nous envoyer ses premières Disintegration Loops à leur sortie.

Un jour, venant à Paris, Steve voulait profiter de l’occasion pour que nous passions un moment ensemble. Mon emploi du temps malheureusement ne me le permettait pas. Mais je lui racontai, lorsqu’il m’appela depuis son hôtel parisien, comment j’avais reçu Splint avec circonspection : « Tiens c’est le type qui m’a tellement ennuyé à Nevers ! ». Nous avons beaucoup ri. Car Steve Roden était modeste, comme son œuvre, malgré tout son talent. Peut-être parce qu’il se considérait avant tout comme un passeur, un traducteur des choses du monde : « La plus grande partie de mon travail, tant visuel que sonore, se construit à partir de systèmes de traduction que j’élabore moi-même. »

Homme de méthode, de systèmes, d’artisanat, il pouvait être comparé à Francis Ponge qui traduisait de façon poétique les objets les plus modestes. Il admirait d’ailleurs la façon dont l’auteur du Parti pris des choses restait poétique jusque dans l’explication de sa méthode.

Steve Roden était de ceux dont l’œuvre m’a fait comprendre – comme celle d’Ernst Jünger, comme celle de Pierre Soulages, comme celle d’Anne Laval, comme celle de Philippe Jaccottet – qu’il est magnifiquement risqué et dangereusement beau de rôder aux abords de l’indifférencié sans s’y laisser happer, gardant ferme la prérogative de l’intention, de la fabrique, du faiseur d’œuvre redevable au monde de ses mystérieuses formules, de ses grâces insondables.

Et puisque nous voici à déplorer la disparition de cet artiste à la « forme modeste de génie » jouissons de l’épiphanie offerte par l’éclatante beauté de sa pièce The Radio, publiée en CD par le label Sonoris en 1999. Un fredonnement primordial, une douce claudication, un chant délicat hérité du baroque. Il est difficile d’être plus proche de la perfection.

 



 En 2002 nous publiions sur Fario un CD de Steve Roden en collaboration avec Francisco López, Le Chemin du paradis. Je pense que sur ses dernières années il n’arpenta pas ce chemin ; une maladie d’Alzheimer est un enfer, plus encore peut-être pour qui basait une partie de son travail sur l’exploration du passé, de la mémoire, comme lorsqu’il présenta sa collection de photographies anciennes sur chacune desquelles figurait un instrument de musique, en un livre intitulé …i listen to the wind that obliterates my traces. Mais pour nous qui aimions Steve Roden et sa musique, il est des traces qui ne s’effaceront pas.

 

Denis Boyer, 7 septembre 2023

 

 

(photo © New York Times)

mercredi 23 septembre 2020

Witness : Michael Begg, veilleur de nuit

 

Witness : Michael Begg, veilleur de nuit

 

 


Des milliers d’engins surveillent le monde, le codent, l’espionnent, le prospectent, l’observent. Au terme d’observateur ou de surveillant (« watcher »), Michael Begg a préféré celui de témoin (« witness »). Ce musicien écossais qui depuis plusieurs années « érode » selon ses propres termes les compositions de Clodagh Simonds au sein de Fovea Hex, et publie en solo ses travaux de musique crépusculaire, compte parmi ses talents celui de la programmation. Il a récemment conçu une interface lui permettant de convertir des flots de données diverses, en l’occurrence fournies par des engins « témoignant » de localisation, de cartographie, de météorologie…, en informations sonores « pertinentes », en d’autres mots, musicalement adéquates.

 

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La mutation du réel

 

Le siècle du positivisme et le suivant, celui des massacres industrialisés et rationalisés, ont laissé le ciel vide de tout dieu.

Aucun père consolateur, aucun veilleur transcendant.

Qui veillera alors ? N’a-t-on pas vu depuis que la technologie le permet, depuis que la croyance (je n’ai pas écrit la superstition) se retire, n’a-t-on pas vu dans le même temps le désir de surveillance toujours gagner en intensité, et ses moyens en efficacité ?

Curieusement l’homme a remplacé Dieu en matière de surveillance généralisée. Seule la sécession totale permettrait d’échapper à ce trop humain désir, de voir, d’épier, et de l’être. Combien la pratiquent ? Nous donnons tous à nos écrans autant qu’ils nous offrent. Quant à l’aplomb, tenant lieu de dieux au-dessus du ciel dans le noir de l’espace, des milliers d’yeux géostationnaires, les satellites et leur résolution à la définition de plus en plus haute.

 

Plus bas, sur Terre, un musicien s’éveille quand chacun se prépare au sommeil. Toute la musique de Michael Begg gîte dans le moment indistinct qui précède la nuit, où les formes quittent leurs proportions pour disparaître ou, au contraire, s’augmenter. Toute zone de transition entre le net et l’obscur, entre la figuration et l’abstraction, toute liminalité, peut lui correspondre. Musique ambiante peuplée, souvent tendue d’idées et d’images, son tissage est dans le même temps nostalgique du jour et avide de la nuit. Les harmoniques y respirent, ou retiennent leur souffle, pour proposer des vagues d’images pré-mélodiques, un fredonnement à venir, sillonné de drones comme autant de veinules rappelant les craquelures d’une huile sur bois, ou la confusion des couleurs dans un tableau impressionniste. Aussi bien, la musique de Michael Begg entretient avec la peinture un lien solide, tant il la convoque souvent, et tant le filigrane des compositions et la richesse texturale – des cordes aux field recordings, du traitement informatique aux pianos erratiques – font resplendir une vague d’émotions crépusculaires.

 

On ne s’étonne pas alors que sa musique puisse se présenter comme une traduction, une « translation » du monde. Déjà avec son album Titan, résultat du traitement électronique de harpes éoliennes placées au sommet d’une grue, il absorbait puis redonnait la pulsation du monde dans un plein déploiement romantique.

Mais avec la série Witness, disponible uniquement sur Bandcamp, le compositeur fait un pas de côté. Il utilise les données de différents appareils témoins, observateurs, qui seront les pilotes de la forme musicale finale. Pour la première fois de manière si tranchée, une démarche synesthésique guide le travail de Michael Begg.

 

En utilisant un programme qu’il venait d’élaborer, Michael Begg a commencé de travailler au début de la période de confinement, sur ce déplacement des informations. La manipulation technique se résume ainsi : toutes les coordonnées de position, de pression, de vitesse, fournies par des satellites, ont été converties en signaux musicalement pertinents, principalement en harmoniques. Le passage d’un satellite, ou d’un engin, à l’autre (Station Spatiale Internationale, CryoSat, Sentinel, aussi bien que d’autres appartenant à l’Agence Spatiale Européenne ou à la NASA.), a permis dès le départ une certaine variété de sources.

Chacun des cinq Witness emprunte des voies légèrement différentes ; tandis que le premier et le troisième se nourrissent de coordonnées géographiques, le deuxième assimile des informations météorologiques, le quatrième l’analyse satellite du passage de la comète Neowise, et le dernier convertit en tissu sonore des informations sur la qualité de l’air.





L’appel des cinq témoins

 

Pour rendre compte de la musique des différents Witness, on pourrait les agréger mais puisque Michael Begg a fait varier les appareils interrogés et sollicités, autant que les banques de sons déclenchées, il existe, aussi bien que des constantes formelles, des variantes sensibles et significatives. Begg a également, semble-t-il, échelonné ses publications en tendant vers une approche de plus en plus collaborative, manière d’exorcisme des distanciations obligées qui marquent l’époque post-Covid que nous traversons, et plus particulièrement celle du confinement pendant laquelle le projet a débuté.

 

Cette musique, par définition crépusculaire, fait communiquer le noir de l’espace et la lumière, serait-ce cette autre, artificielle, au fond d’une pièce dédiée à la composition. Elle fait chanter les datas puisées dans l’arrière-ciel et c’est un appel à l’image incontestable : le chœur des anges.

 

Une seule plage sobrement intitulée 6 Satellites, œuvre discrète faite pour s’adapter aux contours d’un environnement calme, occupe Witness 1. Le filin d’harmoniques froids y oscille légèrement, tel un souffle perdu, résonnant sur une amplitude courte. Et c’est en ce chant qu’on imagine le souffle se transformer, chant nimbé de buée, isolant en simple composant un unique fil de trame, comme tiré de l’écheveau de Lux Æterna de Ligeti.

Cette œuvre en a assez rapidement sollicité une deuxième, également composée durant la période de confinement. Et comme la première fois, Michael Begg a procédé en superposant les nombreuses couches sonores obtenues, illustrant ainsi la perception faussée que nous avions du temps : une terrible compression des jours, alors qu’une telle perception n’intervient généralement qu’avec un souvenir vieux de plusieurs années. Un compte-rendu de l’étrange suspension du temps que nous avons ressentie ; ou plutôt son écrasement par la répétition ou l’absence de relief événementiel. Michael Begg semble avoir opéré un embellissement, une rédemption de ce temps disparu, et simultanément développé des qualités harmoniques variées, alors qu’elles avaient été placées en demi-sommeil dans le premier volume. Peut-être pour cette raison Witness 2, sous-titré Weather Engine, est constitué de deux mouvements. Ceux-ci s’appuient cette fois sur des informations météorologiques. Plus important, le registre des sons choisis, déclenchés par les capteurs et leur transfert à la banque de samples et aux générateurs de sons, s’apparente à une nuit d’instruments d’orchestre de chambre, plongeant leur onirisme dans des flux modernistes, des allongements d’harmoniques et même des échos de cuivre pouvant évoquer une poche jazz intimiste.

Tout cela reste très nuageux effectivement, voilant comme il se doit une clarté vespérale. Le terme « ambiant » est adapté, en ce qu’il recrée de manière évanescente une surcouche au réel, accessible à volonté, dans un flux et reflux psychotrope, accordé à la lente avancée des nuages, mais ponctué occasionnellement de cabochons, de vésicules ou d’alluvions plus lumineuses.






Pour qu’une telle série continue d’inspirer de l’intérêt, en premier lieu au musicien lui-même, il faut provoquer des changements, des glissements qui, tout en respectant la contrainte de départ, permettent d’aborder d’autres plages. Witness 3 a suivi les trajectoires orbitales des satellites, ainsi que les relations des uns aux autres, et c’est surtout leur conversion qui marque la singularité. Les sons déclenchés par le programme sont ici exclusivement constitués de strates de chant élaboré par Clodagh Simonds (Fovea Hex). Les voix évoquées par les deux premiers épisodes prennent véritablement corps. C’est un chant céleste, froid et profond qui sourd doucement de ce monolithe. Begg se place bien sous une tutelle ici, celle de Kafka, en citant dans les commentaires d’accompagnement un extrait du texte court At Night (Nachts)[1]. « Someone must watch, it is said. Someone must be there. »

Les clusters de voix tout autant que le texte ouvrent une large vue, panoramique plus encore que surplombante. Différentes hauteurs, différentes amplitudes de ces samples agencés de si haut, font comme une pluie de lumière tombant du fond de la matière noire. Le flux et le reflux ne souffrent pas de l’aléa, ils font plutôt comme répondre à l’ordonnance d’une composition minimaliste gardant en filigrane certaines constructions coutumières à Michael Begg, mais aussi la « lumière éternelle » évoquée plus haut.

 


 

Avec Witness 4, les informations récupérées cette fois sont celles de satellites observant la comète Neowise. La nuit du 23 au 24 juillet, alors que la comète est au plus près de la Terre sur sa trajectoire, Michael Begg a mis en œuvre son programme habituel ; dans le même temps, Ben Ponton (Zoviet*France) récupérait des informations sur la qualité de l’air à Newcastle où il réside, ainsi que des field recordings et des relevés géophoniques. L’association du haut et du bas, de l’espace et du tellurique, de la comète et des planètes, répond visiblement à celle des deux musiciens. On entend une différence sensible avec les trois premières œuvres, et c’est assurément dans le geste supplémentaire qu’elle réside, celui de Ben Ponton s’agrégeant aux vagues, aux veines de Michael Begg. Le doux crépitement de la matière en phase d’ignition ou, à l’inverse, de gel, tournoie doucement, recrée sa propre orbite dans la coupe striée d’harmoniques courts.

 

Michael Begg reste rarement seul, nous venons de le voir, et un regard sur sa discographie finit d’en persuader. La conclusion de sa série Witness, la fin de sa campagne de transformation de la veille en musique – profitons au passage de la polysémie du mot « veille » que nous offre la langue française – lui a fait associer un trio à cordes œuvrant déjà au sein de sa nouvelle formation à géométrie variable Black Glass Ensemble. Pour ce cinquième volet, Begg évoque le concept de Solastalgie qui selon lui définit la vie contemporaine. C’est un type de souffrance apparentée à l’angoisse, causé par les catastrophes et les changements environnementaux. Ainsi toute la série élabore une façon de puiser dans différents paramètres environnementaux, lesquels présentent des indices normaux ou troublés, et se donne pour tâche de les fixer en une forme de beauté liée à l’affect, appelée art. C’est peut-être ce qui donne à cet ultime volet un timbre particulièrement mélancolique.

Ici ce sont des relevés de qualité de l’air qui ont servi et ont conditionné les sons utilisés et leur traitement. Plusieurs endroits du monde ont ainsi été scannés, rapportés, convertis, et donnent leur nom à chacun des six morceaux. À cela s’ajoutent des sections de cordes, improvisées par le trio. La respiration qui sourd des pièces est effectivement volatile ; du bourdon modulé s’épanchent les courtes phrases de violon et violoncelle, miroitant comme dans le tube néon le font les gaz rares. Dans cette brume tissée de vagues en camaïeu, la lumière filtre bien, mais juste assez pour assurer le dessin des formes et la distribution des sons les plus graves en voyage d’harmoniques, glissandos crépusculaires et fantômes de mélodies.

En fait c’est dans le temps du rêve que ces veines et ces marbrures vont glisser l’écoute, qui reste une écoute solitaire, encore prise par l’écho du confinement, mais où l’on distingue par endroit le mouvement des nuages. La silhouette est claustrée mais la fenêtre reste ouverte, le ciel est lourd de nuées mais la lune y filtre ; entre elle et nous tous ces engins qui veillent et enregistrent, et l’autre veilleur, le musicien, plus bas, les pieds auprès du sol, qui convertit les ondes.

 


 

 

Ambient master

 

Interrogé il y a plusieurs années sur le choix des dix disques sans lesquels il ne pourrait vivre, Michael Begg s’était retranché, après un long et solide argumentaire, sur un seul, une œuvre pour lui matricielle, la seconde face de Discreet Music où Brian Eno, réinterprète le Canon en ré majeur de Pachelbel. C’est avec Discreet Music qu’Eno commence de théoriser ce qu’il appelle « Ambient Music », concept qu’il affirmera dans les notes de pochette de Music For Airports. Ce terme d’Ambient Music, conçu en opposition à la musique environnementale de Muzak, entend définir la possibilité d’une musique d’ameublement (pour reprendre l’expression déjà avancée par Satie[2]) qui dynamise tant l’environnement que l’auditeur, sans que celui-ci soit retenu par des événements musicaux. Eno termine ce petit manifeste par ces mots : « it must be as ignorable as it is interesting » (« aussi discrète qu’intéressante »).

Placer Witness dans cette perspective permet de mieux comprendre pourquoi Begg l’affirme comme sa « première œuvre ambiante ». Alors que la plupart de ses compositions portent avec elles, au moins à l’état fantôme, une direction narrative, Witness ne répond à aucune intention de composition.

Suivant la ligne tracée par Eno, Begg poursuit ainsi : « It is ambient in the sense that it holds, I think, interest for the curious listener, but can easily survive on or below the threshold of conscious listening. It does not demand attention. This is appropriately in alignment with the source of the recording. » (« Ambiant dans le sens où cela maintient, je pense, l’intérêt de l’auditeur curieux, mais peut aussi supporter une écoute à peine consciente, voire inconsciente. Cela ne demande aucune attention. Ce qui correspond parfaitement aux sources de l’enregistrement. »).

Michael Begg s’est fait veilleur, un veilleur qui, maintenant que l’on sait qu’il n’y a pas de grand ordonnateur d’une musique des sphères, prend en charge la mise en musique de l’espace, autant dire la traduction du silence pour emprunter à Mallarmé puis Joë Bousquet cette opération poétique. Autrement dit, il a traduit une saturation de signifiants silencieux en langage sans sens et délicat : la musique, à quoi on est libre de prêter ou non attention, après tout elle est d’extraction modeste…

 

 

Someone must watch…

 

L’homme a fini par laisser le ciel vide de puissances ouraniennes mais il l’a peuplé de satellites, ces « veilleurs ». Alors que des centaines de millions d’humains se voyaient limités dans leurs déplacements et surtout dans leurs contacts, Michael Begg a levé les yeux, regardé vers le ciel nocturne qu’il affectionne et percé la matière noire jusqu’aux appareils de surveillance et de contrôle. Il a neutralisé le risque d’ingérence des machines gardiens en capturant leur flux de données, en les assimilant jusqu’à transfigurer leur veille, ou plutôt donner figure singulière à l’anonymat de leur flux, devenir une manière de veilleur rêveur.

Comme le troisième volet de Witness se donnait pour épigraphe un extrait de At Night de Franz Kafka, il est plaisant de voir en Michael Begg celui qui a assumé cette fonction, qui a enfilé la bure du veilleur, sans autre mission que cette veille elle-même. Someone must be there, simplement, dans l’ordre des choses. Quelqu’un se doit d’être là, de veiller, car l’homme est celui qui sait, et qui désormais croule sous le renseignement. Quelqu’un s’est donné pour but d’en faire razzia, et comme le rêvaient les alchimistes, Michael Begg a opéré la transmutation, il a fait des datas un imaginaire et de celui-ci la musique de nos veilles, son œuvre au noir.

 

Denis Boyer

 

 

https://omnempathy.bandcamp.com/

 

 




[1] C’est le même texte que Robert Smith a adapté dans la pénultième chanson de l’album Seventeen Seconds de The Cure.

[2] On s’amusera que le mot anglais ambient soit contenu presque entièrement dans le mot français ameublement.

samedi 31 août 2019

Seconde Nature : Les Miroirs du fleuve renaturé


Seconde Nature : Les Miroirs du fleuve renaturé

Accompagnant la « renaturation d’une partie du fleuve Orne », un projet à vocation scientifique et écologique, un groupe de chercheurs en art a produit un coffret, Seconde Nature, témoin de leurs réflexions, de leurs lectures, de leurs œuvres, autour de la zone test de l’expérience, celle du démantèlement du barrage de l’Enfernay à Saint-Rémy sur Orne. Une « seconde nature » offerte par l’homme à la rivière, et une autre comme traduction de l’expérience, sous la forme d’essais, de photographies, et bien sûr de la musique rêvée de l’eau.


  
  Dans le cadre d’un projet de restauration de différentes rivières, initié par l’Europe en 2010, le but du démantèlement des barrages sur l’Orne est multiple : circulation des espèces, restauration de la qualité de l’eau, réoxygénation, diversification de la biocénose.
  L’ambition géographique et biologique est déjà vaste, mais sa réalisation a donc bénéficié du surcroît d’attention par l’œil, la main, l’oreille de divers chercheurs qui abordent scientifiquement l’esthétique ou esthétiquement la science.
  La circulation des idées, des approches, des sensibilités, fait écho à la lente renaturation, par complexification de l’écosystème – une sorte d’« écho-système » – recherchée par le projet. Sur les quatre acteurs majeurs de la contrepartie artistique Seconde Nature – Jana Winderen, Thierry Weyd, Agnès Villette et Camille Prunet –  les trois premiers sont familiers d’une approche expérimentale de la musique, de l’écologie acoustique, telles que souvent promues par le label anglais Touch. À chacun de ces quatre participants l’on doit une lecture singulière.

  Le carnet collectif de présentation de leur projet précise la notion de dialogue, entre disciplines bien sûr mais aussi entre l’homme et la nature, une nature qu’il devra bien se décider à estimer comme quelque chose de plus que son « environnement » car ce serait toujours envisager l’homme comme un centre et les autres éléments de la biocénose comme divers satellites plus ou moins éloignés selon leur degré de considération. Le projet favorise cette réflexion et pousse à songer que l’homme doit retrouver sa place avec respect sans sacrifier sa singularité, sa capacité de réflexion symbolique.
  
  Camille Prunet (docteur en esthétique et sciences de l’art à l’Université Paris 3 Sorbonne nouvelle) relève alors que l’approche rationnelle de la restauration écologique ne doit pas occulter la réserve d’images que l’évocation ou la fréquentation de l’eau ouvre en l’homme. Elle rappelle à cet effet le magistral essai L’Eau et les rêves de Gaston Bachelard – l’oublier eût été difficile tant il est évident que la nature dialoguera avec l’homme aussi longtemps que celui-ci sera en mesure de rêver. Mais la tentation romantique ne peut éluder le lourd contentieux entre l’homme et le milieu naturel, en l’occurrence fluvial : l’appauvrissement du nombre d’espèces, de la qualité de l’eau, les nombreux ouvrages barrant le cours, sans compter le préjudice que l’homme s’inflige par la détérioration de son milieu. En considérant uniquement la population piscicole, on prend la mesure de l’impact : on sait que le saumon Atlantique, autrefois commun sur l’Orne et sur la Rouvre, en a pour ainsi dire disparu. On sait que l’anguille dont le cycle ponte / croissance est, pour le dire rapidement, inverse de celui du saumon, dépend tout autant de la possibilité de circulation entre l’amont et l’aval. Elle est classée en danger critique d’extinction. Et ce ne sont pas forcément les plus alarmistes qui prévoient la disparition totale de l’espèce dans les cinquante années à venir.
  
  Le point de vue de la journaliste et photographe Agnès Villette prend départ sur un même bilan chargé en noir : qu’on la situe dès les Grandes Découvertes avec l’exportation par les Européens de maladies mortelles en Amérique, ou qu’on la retarde jusqu’au déploiement de retombées radioactives au XXe siècle, l’empreinte néfaste de l’homme sur le monde semble désormais indélébile.
  C’est ainsi qu’il faut réfléchir à cette marque : indéniablement mortifère, délétère depuis, pour le moins, l’industrialisation, elle a toujours été apposée, quoique de façon moins tragique, depuis que l’homme arpente la nature. Qu’est-ce alors que la renaturation ? À l’extrême le retour à l’état d’avant l’homme, ce qui mènerait à un fantasme impliquant son absence. C’est le sens de l’interrogation que Camille Prunet pose dès le départ de son livret, où elle compare la renaturation du fleuve à la restauration d’œuvres d’art, avec la même précaution quant à l’appréciation de ses limites. Le décalage anamorphique entre ce que l’on peine à définir comme « nature » tout autant qu’avec la situation présumée de son état antérieur de référence, et la renaturation des sites, trouve aussi un bel écho avec un travail photographique d’Agnès Villette mettant en regard une rivière manifestement affluent de l’Orne d’un côté, et un long voile de gaze blanche étalée telle un écoulement tributaire du même fleuve de l’autre. Ou comment la renaturation apparaît indubitablement artificielle.

  Ces constats et ces interrogations mènent donc à considérer un « après » qui ne soit pas nécessairement la duplication d’un « avant » (et quel « avant » ?), et qu’il faut assumer comme tel. Ainsi le titre Seconde Nature, appliqué par Thierry Weyd, prend tout son sens. Il faut bien comprendre que ce dont le coffret rend compte ici relève du soin, après quoi il subsistera bien quelques cicatrices. Thierry Weyd, professeur à l’ESAM de Caen, s’est semble-t-il accoté à cette dissymétrie. Son approche artistique, principalement  plastique, mais aussi poétique et musicale, est connue depuis des années, notamment au travers des éditions Cactus. Il le dit lui-même, il a voulu le paysage normand arpenté comme une « matrice » des possibilités artistiques. Il se concentre ainsi dans sa présentation sur le site inaugural du processus de dérasement, celui de l’Enfernay situé à Saint-Rémy-sur-Orne, représentatif de la lente industrialisation des campagnes françaises au XIXe siècle. Ce barrage a tout autant déterminé la transformation physique du paysage et du cours d’eau que le début de sa pollution : l’usine de pansements associée était alimentée par le petit barrage hydroélectrique.
  
  Quand Thierry Weyd note qu’une révolution (industrielle) a présidé à l’établissement de ce barrage et qu’une autre (écologique) précipite son démantèlement, c’est qu’il a réfléchi à un dialogue entre époques, à un aller-retour temporel incessant entre techniques, esthétiques, et fait surgir un objet poétique en plusieurs dimensions : écrite (une affichette manifeste sur l’érosion des traces dans la recherche et la mise à profit de cette dégradation) et sonore (construction sur flexi-disc de 3’69’’ ( !) à partir de sons concrets recueillis de nuit dans l’usine de l’Enfernay et de fredonnements) : Ondes incidentes et ondes réfléchies est une pièce concrète à résonance poétique qui entrelace avec une sobriété immanquablement nocturne cliquetis, son aquatiques et ornithologiques, et pour terminer un poème fredonné de Kenneth Patchen.
  Car il faut bien convenir qu’approcher cette eau sans l’évoquer musicalement serait un travail appauvri d’une part essentielle de sa trame. Répétons-le, l’homme rêve. Il rêve quand il voit. Il rêve quand il entend.
    
C’est pourquoi la carte USB de Jana Winderen contenant sa pièce The Listener est peut-être le point culminant du coffret Seconde Nature. Jana Winderen a étudié les arts et a également bénéficié d’une formation scientifique en mathématiques, chimie et écologie des poissons. Son travail d’acousticienne, toujours musical, est indissociable d’une démarche et d’une pensée fortement liées à l’écologie. Qu’elle fût impliquée dans ce projet, à l’invitation de Thierry Weyd, cela l’a déplacée de ses terrains de prédilection que sont les environnements glaciaires de Norvège ou du Groenland, tout en confirmant sa sensibilité dans un exercice où elle excelle. Elle a construit une pièce intensément poétique à partir de sons récoltés au-dessous et au-dessus de la surface de l’eau, durant plusieurs semaines dans la zone de renaturation.
   
Adaptant le mot d’ordre de Paul Klee, on peut affirmer qu’ici on n’entend absolument pas le son du réel, mais le tableau sonore de ce réel, que ce travail ne rend pas l’audible mais rend audible. L’art de Jana Winderen rend audible l’harmonie retrouvée d’un milieu qui fut dénaturé. Elle ne prétend pas restituer un avant mais faire œuvre de l’écoute et de la sensibilité humaines dans un milieu que son espèce vient de contribuer à rendre plus sain et dynamique après l’avoir humilié et contraint. La pièce The Listener fait chanter le drone et le peuple de myriades insectoïdes, de crépitements d’aise sous la lumière sonore, de circulations oxygénées réverbérées dans le reflet, de glougloutements et de stridulations captées. Une respiration aquatique se surimprime alors, et la seconde nature de la rivière se dérobe à l’interprétation ; il s’en faut de peu qu’on imagine la nymphe qui fredonne avec une pointe de mélancolie vespérale, juste assez entendue pour que puisse se restaurer le mystère de l’eau.
Denis Boyer

dimanche 13 janvier 2019

Lionel Marchetti ou la musique médiane

Texte figurant dans le livret de Jeu du monde
coffret 6 CD de Lionel Marchetti, publié par Sonoris :




Lionel Marchetti ou la musique médiane

Entre les doigts une valve de coque, recueillie sur la plage près du tumulte des vagues, avant que la mer finisse de la polir. J’y passe doucement le pouce et l’index simultanément, le premier sur la face interne, le second sur la convexité striée de l’extérieur. Je suis capable dans le même temps d’éprouver le lisse et l’accidenté, je reçois dans un influx tactile mélangé les images concomitantes du dessous et du dessus, et encore de celui-ci le début d’érosion que le flot et le jusant ont commencé de lui imposer, de celui-là le timide rappel en creux des reliefs de l’extérieur. 

J’ai parlé, il y a longtemps, du tropisme ascensionnel de Lionel Marchetti, qui le guida de La Grande Vallée à la Montagne, vivant l’expérience du Glacier et de l’Avalanche. Il y a de ces grands espaces un besoin certain dans l’œuvre de Lionel Marchetti, l’espace ouvert qui du Train de nuit à l’Atlantique lui fait parcourir le monde en voyageur des ondes. Mais de La Figure du dehors à L’Espace du dedans, il n’y a parfois qu’un souffle, un pas, un clignement d’œil, et le passe-muraille n’a qu’à clore son regard pour que le monde s’abolisse de sa forme colorée et reparaisse en gestation souterraine. À passer entre les couches parallèles d’une réalité dont il ne partage pas la densité, il obtient le visa inépuisable d’un Voyageur des deux mondes, passeur nocher de la veille au rêve. La musique de Lionel Marchetti se loge dans cet espace indéfini entre le dehors et le dedans, affleurant les deux réalités, diurne et nocturne, aérienne et aquatique, ouranienne et chtonienne, écluse sonore où les échos de chacun, exondés, exhumés, sont encore audibles au déversement dans l’autre.

Qui prend le départ sur une mer à l’aube s’affrontera à deux infinis : la vague de l’océan et le vague de l’obscurité. Sur son Océan (de la fertilité) se perce le brouillard filandreux, eau et feu se confondent, la houle devient crépitement… Et sans relâche le vent chasse la lumière vers l’inaccessible horizon. La musique est encore ce poste frontière, entre l’humide et l’aride – Lionel Marchetti serait-il le premier musicien à avoir navigué sur la Lune ? Sur les photographies, Lionel Marchetti a parfois des airs d’explorateur, de globe-trotter, saisi arpentant le monde pour y déloger les échos de sa musique pérégrine. À fleur d’eau, à fleur de terre, dans cette zone aveugle où le son encore perceptible mais déjà atténué, drapé, absorbé, se réjouit de sa cécité, la met à profit en scénarisant son cinéma pour l’oreille. Il se positionne à deux doigts de l’étendue du monde, entre le courant du magnétisme tellurique et la surface des choses. Invisible, il entend comme à travers la terre – sa musique est une altération : Red Dust / la rouille, dégradation du métal, des oxydes de la bande magnétique. Sa Nostalgie du Cyclope vécue comme le souvenir à travers l’œil monstrueux de la caméra est une méditation entre les pans du réel, un rappel de l’aveuglé à la lumière. Dans sa musique on retourne l’œil ; on pratique aussi L’Échange des yeux
Je ne pense pas que mon élan m’emporte trop loin si j’affirme alors que la musique de Lionel Marchetti est un chemin vers l’outre-monde. Toute musique est passage mais certaines l’oublient. Il me semble que celle-ci en a fait sa charge. Une musique concrète dont tous les sons massés et tendus tissent le voile et jouent le drame. J’aime l’écho et le coup de fouet chez Marchetti. L’un perd la trace et l’autre la déchire. Perte et déchirement sont frontière et poste frontière. N’a-t-il pas fait sienne cette formule de Kenneth White : « Concret ou abstrait ? J'aime l'abstrait où subsiste un souvenir de substance, le concret qui s'affine aux frontières du vide. » ?
Exactement comme le chaman qui assure la communication avec le pays des morts, et restitue un langage étrange.
Exactement sur le front de mer, à l’emplacement des grands ouvrages de pierres par lesquels Saint-John Perse fonde la Strophe d’Amers.

Denis Boyer