dimanche 24 janvier 2016

La photographie volée d’une femme en cheveux

La photographie volée d’une femme en cheveux 


  par Denis Boyer, « un récit médusant »

Monsieur P. gardait pour sa mère un attachement inconditionnel. Pour ainsi dire cloîtrée pendant la plus belle partie de sa jeunesse, elle avait eu à subir l’autorité démesurée d’un père qui ne pouvait souffrir l’idée d’un enfant mâle dans son empire, soucieux depuis toujours d’éliminer jusqu’à la plus modeste trace d’hypothétique concurrence. Ce psychorigide patron du quotidien La Tour avait eu beau faire, il ne put empêcher sa jolie gamine de fréquenter, et la conception de P. eut lieu dans la chambre même de la jeune vierge.
Le père de P. avait été un cacique de la Goutte d’Or, surnommé Juju la Foudre, et, par un atavisme qui jusqu’ici ne lui avait jamais fait défaut, P. s’était montré dès son plus jeune âge invincible dans toutes les épreuves sportives de vitesse ; l’on eût même dit que ses pieds étaient littéralement ailés – en un mot c’était le digne héritier de son père.
Quelque vif qu’il fût, il arrivait qu’un scoop lui échappât et lorsque son grand-père maternel l’envoya en reportage sur l’actrice rebelle, Madame M., il s’en montra fort éprouvé. La femme passait pour fatale, et il ne s’en trouvait pas beaucoup parmi ses admirateurs qui fussent en mesure de dire que son regard ne les avait pas laissés dans la plus profonde stupéfaction. Refusant généralement les entretiens et toujours les photographies, ombrageuse pour le moins, elle n’apparaissait qu’en scène, hiératique, marmoréenne, toujours parée de chapeaux formidables.
Pourtant, P. flairait que cette interview et, surtout, la photographie qu’avait exigée son aïeul, constituaient bien plus qu’un de ces obstacles auxquels le vieux l’avait habitué, bien plus qu’un défi professionnel dont l’accomplissement ne manquerait pas d’épater A., séduisante secrétaire attachée à son bureau comme un bivalve à son rocher et dont il convoitait les faveurs.
Bien plus, donc : il en allait de sa réputation.

Il n’était pas question de convaincre la vedette de l’intérêt d’un rendez-vous avec lui ; il ne lui restait qu’à s’imposer. Retranchée dans sa propriété au sommet d’une éminence escarpée, elle n’avait guère besoin d’une trop nombreuse garde rapprochée pour la prévenir contre les importuns : la hauteur qu’elle avait élue et surtout l’inexpugnabilité de son enceinte s’étaient révélées suffisantes, jusqu’à maintenant. Mais P. semblait défier la gravité rappelons-nous, et nulle grille, même parmi les plus acérées, n’aurait pu lui résister. Il se trouva dans le parc un après-midi de juin, et ne fut pas longtemps à frapper à la porte, non sans avoir pris le temps d’admirer les innombrables statues de pierre qui bordaient l’allée menant au perron.
Un seul coup frappé à la porte suffit à l’annoncer et c’est M., tête nue, qui lui ouvrit ; elle avait donné congé à ses domestiques pour la fin de la semaine. Voilà pourquoi cette arrivée s’est déroulée si facilement se dit P., quelque peu froissé de devoir son approche à cette circonstance plus qu’à sa discrétion.
Sans plus de cérémonie, Madame M. s’installa au salon, dos à la baie vitrée à travers laquelle la lumière de ce début d’été inondait la pièce, jusqu’à aveugler l’intrépide reporter qui, à son invitation, prit place sur un fauteuil face à la banquette où elle se tenait, à demi allongée. Cette place était une garantie de plus, semblait-elle croire, contre ce qu’elle refusait avec autorité : le contre-jour rendait toute photographie impossible ; car si la discussion s’était acheminée tacitement vers l’interview que P. visait, c’était là l’unique concession de la fatale M. : l’entretien était accordé à la condition non négociable que P. renonçât à toute prise de vue. C‘est étrange comme ces deux êtres agirent dès ce moment et durant les minutes qui suivirent sans aucune cérémonie, et l’on eût dit qu’une manière de reconnaissance inscrite en eux dictait leur conduite, un appel du destin auquel chacun obéissait sans réticence. Ayant ainsi pris place dans le continuum qui leur était assigné, ils débutèrent leur conversation comme si chaque mot, chaque pause, avaient été composés et consignés en un texte dont ils suivaient le déroulé, à tour de rôle, dans la plus stricte observance de jeu d’un acteur scrupuleux. Ce moment – ni l’un ni l’autre n’aurait songé à le formuler de cette façon, ni inversement n’aurait pu s’en défendre – ce moment paraissait l’aboutissement de toute leur vie. Non pas le carrefour à la circulation bien réglée, mais la fin programmée vers laquelle toute pensée et tout geste ont tendu docilement. Et ce jour-là, pas un cil, pas une lèvre, pas une main ne renâclaient.
Pour autant, la défiance mutuelle ne s’était pas atténuée. On aurait cru qu’elle était parvenue dans le même temps à son paroxysme, comme lors d’une danse sacrée ou d’une cérémonie sacrificielle. La mangouste et le cobra, réduits au combat, ne sont pas plus solennels.
Le soleil qui gênait le regard de P. jouait d’admirables reflets dans les cheveux de M. (cette chevelure qu’elle dissimulait toujours au public sous ses légendaires chapeaux). Ils semblaient doués d’une vie propre alors que la lumière s’y lovait en boucles inextricables.
Sa partition força P. à aborder un sujet réputé sensible chez M. : les rapports qu’elle entretenait avec ses sœurs qui, aussi remarquables qu’elles fussent, avaient toujours été éclipsées par la réputation de l’inaccessible artiste.
Cette question produisit un effet inattendu sur l’actrice. Un long silence s’ensuivit. Il la vit alors se rembrunir ; interdite, elle lui jeta un regard d’acier, son regard insoutenable. Ce fut comme un signal. Sa pensée avait cessé de le guider, il n’était plus que vitesse et rythme, agilité et perspicacité.
Il se saisit d’un petit miroir qu’il avait vu, accroché au mur près de son siège, dès son entrée dans la pièce, et le présenta face aux yeux venimeux de M., qui reçut aussitôt l’éblouissement mêlé du soleil réfléchi et de son propre regard furieux.
Le miroir dans une main, l’appareil photographique dans l’autre, P. fit à M. ce que ce jour lui ordonnait : il lui arracha son portrait.
La gloire qu’il tira de ce fait d’armes résonna durant de nombreuses semaines dans les magazines auxquels il vendit ses clichés.
Il ne fut pourtant personne pour railler la comédienne abusée, tant le regard qu’elle offrait était plus glacé que les couvertures sur lesquelles il était reproduit.