Les tientos de Thomas
Köner
En s’exerçant
au tiento, forme de composition de l’âge baroque espagnol, l’artiste des ambiances
polaires Thomas Köner renouvelle sa musique autant qu’il révèle l’éternité des
espaces sonores qui logent entre les accords.
À l’aube des années 90, Thomas Köner et Mick
Harris (celui-ci sous le nom de Lull) ont amorcé dans la musique ambiante une
révolution qui ne pouvait être que silencieuse. Ils avaient tous deux fait le
pas de côté, en domiciliant leur musique dans l’invivable, Lull au plus bas des
abysses océaniques, Köner sur les plateaux des extrémités arctiques. Devenus
emblèmes quelques années plus tard de ce courant profond que l’on a qualifié d’isolationniste,
ils ont marqué le début d’un exode intérieur que d’autres ont entrepris à leur
suite.
Pour la forme, leur tissage, leur pulsation
suspendue, leurs évanouissements n’avaient que de rares précurseurs.
Zoviet*France et Robert Rich ont joué les éclaireurs. Mais ce peu de lumière,
c’est plus encore à Brian Eno que l’on doit de l’avoir allumé.
En 1975, Eno publie Discreet Music, une pièce audacieuse dans laquelle il s’est, pour
autant que cela fût possible, mis à l’écart de la composition, en laissant
jouer deux séquences mélodiques qu’il a préparées, de longueurs inégales, limitant
son intervention à ensuite en modifier le timbre de proche en proche. Naît
alors cette impression de fredonnement infini qui aujourd’hui encore bourdonne,
de la manière la plus remarquable dans l’œuvre de William Basinski, et encore
dans cette autre, en passe de devenir aussi séminale que celle d’Eno : la
zone liminale de Thomas Köner, où le fredonnement infini se revitalise
continuellement, abolissant les frontières.
Temps, lumière, mouvement, température,
souvenir, tous tropismes suspendus dans le territoire arctique de Thomas Köner.
Les longues nappes de souffles propulsées par les éclosions d’infrabasse
statique se couvrent d’un givre tombé directement des aurores boréales, une
délicate alchimie amalgamant lumière et froid en une mélancolie primordiale –
qui se fredonne à l’infini.
Thomas Köner nourrit sa musique de sons de
gongs, de violoncelles… qu’il transforme à l’athanor des live electronics. Ses images, il les fait naître dans le même
creuset d’un fourneau qui cuit à froid : inlandsis et toundra, banquise et
permafrost. Parfois, ce sont d’autres images qu’on lui demande
d’accompagner ; combien de films muets a-t-il ainsi revitalisés… D’autre
fois encore c’est le son, la musique qu’on lui propose d’explorer. Il lui faut
alors les faire migrer vers le cercle polaire. À Francfort, on lui a ainsi demandé
d’interpréter le Tiento del primer tono
d’Antonio Cabezon, musicien espagnol du XVIe siècle. La musique baroque a connu
de nombreuses variations, depuis les formes les plus dénudées, jusqu’aux
grandiloquences qui ont ouvert l’âge classique. Particularité espagnole de la
musique baroque, le tiento (on y « tâte » le clavier) est bien plus
une fugue qu’une toccata. Mais le tiento de Thomas Köner est tout sauf fugué, plutôt
alenti jusqu’à des proportions kelviniennes.
Car Thomas Köner, happé par cette forme de
contrepoint apparue il y a un demi-millénaire, s’est décidé à en composer trois
et à les publier en album. Pour qui connaît les compositions de Thomas Köner –
déploiement de la vague de lumière solidifiée et effondrement tonal du bourdon
d’harmoniques – ces Tientos
pourraient étonner… Voire.
Le tiento est un exercice de contrepoint, en
d’autres termes de superposition de mélodies. Contrepoint de Köner soit ses
différents niveaux de mélodies : 1 celle(s) suggérée(s) par la traîne
d’harmoniques laissée après la note, 2 celle qu’une autre note fait naître à
son tour, 3 le fredonnement fantôme qui prend forme en écho dans le cerveau de
l’auditeur, 4 la nostalgie puissante qui grossit à mesure de l’écoute. Mélodie
du retour, du « jadis », blocage du déroulement. Expansion de la nostalgie dans la sphère que dessine cette
musique affranchie de la chronologie.
Le premier de ses tientos, Tiento de las Nieves (Tiento des
neiges), s’affirme dès le titre comme l’interprétation la plus personnelle du
genre. La neige, élément naturel de Thomas Köner, artiste de la disparition, alentit
le rythme au point d’abandonner de longs silences entre chaque apparition de la
touche du clavier, silences où l’harmonique se déverse insensiblement jusqu’à
l’absorption, vie suspendue dont la vibration suivante force
l’admiration : à la plus extrême des paralysies par le gel, la vie
continue de sourdre. Chaque nouvel accord est comme le germe d’une pièce, il
déplace en quelques secondes ses équilibres d’éclairage, des harmoniques
auxquels un air glacé, sec permet de circuler sans perte. Leur atténuation menace
d’anéantissement dans le vide, enchâssant l’infini entre diastole et systole. Parfois,
tel le ruban blanc du nuage attardé dans le ciel au bleu insoutenable, cette
nappe, ce faisceau brumeux chargé de toute la mélancolie könerienne du froid,
franchit l’abîme qui sépare deux apparitions de touche, étire leur lumière, les
amplifie de souffle, de même qu’on tente de ranimer celui dont la vie
s’échappe.
À cette extrémité, seules se distinguent –
par quel miracle – les parois du tunnel de blancheur, drapé immaculé de la
neige, réverbération suspendue de la lumière boréale.
Le second tiento est alors tout entier dédié
à cette lumière : Tiento de la Luz
en prend possession comme le précédent de la neige, pour en faire le lieu de
déploiement de l’œuvre. Neige, lumière, comme concepts, absolus, ou plutôt topos. Comment la topographie musicale
rend-elle compte de la lumière ? Alors que Tiento de las Nieves est un travail pour le seul musicien
manipulant l’électronique, Tiento de la
Luz augmente l’exercice en incluant deux partitions de piano, de légères
percussions et une viole de gambe. Mais ceci est pour Thomas Köner sans réelle
influence sur la composition dont les principaux objectifs sont, rappelle-t-il
dans le livret du CD, l’évocation du lieu, et peut-être plus encore le timbre (les
qualités inhérentes à une œuvre musicale indépendamment de sa tonalité, de son
rythme, de son volume) – le terme anglais tone
colour est sans doute mieux choisi car il évoquera tant la musique que
l’image qu’elle génère, image cardinale dans l’œuvre de Thomas Köner qui est
aussi bien vidéaste que musicien.
À ce point et avec un peu de hardiesse, on
peut avancer qu’il n’existerait que peu de différences entre ses disques, ses
installations sonores, ses vidéos ; que la musique fasse naître l’image,
qu’elle l’accompagne ou qu’elle se place à son service, c’est toujours la relation
ou, mieux dit, la combinaison, son / image, qui constitue le but, le cœur
de la recherche de Köner.
Ce Tiento
de la Luz s’illumine comme il le doit, miroite comme la neige le fait sous
le froid soleil alors que les glaciers d’arrière-plan continuent de vrombir.
Les phrases musicales sont moins espacées, les accords se rejoignent en
certaines poches, reliant leurs harmoniques comme ponts de glace. La mélodie se
dessine dans cet enjambement, la mélancolie se fait plus dramatique, le
fredonnement plus ample. L’espace de déploiement élégiaque de cette musique
polaire poussée à l’expansion figurative par l’illumination des glaces, sinon par
leur ébauche de fusion, appelle le souvenir des éveils de Paul Schütze, et même
du Black Earth de Bohren & der
Club of Gore.
Les écailles de lumière, touches de piano
réverbérées dans l’instant qui suit l’effondrement tonal du vent boréal,
dansent sur les parois des séracs, distordent le temps, dans les formes et les
déroulements. À défaut de ce temps écarté – idéalement – par la composition,
c’est l’espace que génère la musique. Son étirement façonne mille poches entre
les événements sonores dont la géologie révèle les harmoniques en phase
d’effacement autant que la construction des sensations de l’auditeur. Alors, la
musique s’idéalise dans l’espace. La disparition
profite, sous forme de réminiscences, à une plus libre expansion de la
musique : au souvenir, à son fantôme – l’accord qui vient de surgir puis
de s’effondrer –, s’apparie l’émotion en germe dans l’auditeur, sa propre
génération de son, son fredon.
C’est sans doute ce qui permet à Thomas Köner
vers la fin du livret de Tiento de la Luz
– et je pense le connaître assez pour assurer que ce n’est pas par goût de la
polémique – d’avancer que LA MUSIQUE N’EXISTE PAS.[1]
On se rappelle qu’en réinterprétant le Canon en ré majeur (Canon in D Major), sur quatre pièces constituant la seconde partie
de Discreet Music, Brian Eno s’était
lui aussi abouché à la musique d’orgue baroque, qu’il l’avait alors régénérée
par le romantisme, « inspiré par l’interprétation effrontément romantique
[de ces variations par l’orchestre de J.-F. Paillard] » (notes du livret
de Discreet Music). Le sentiment
romantique, je veux dire celui qu’exprima le premier romantisme allemand, formule
la « nostalgie de l’unité », autant qu’il appelle à l’unification des
arts.
La musique de Tiento de la Luz est profondément romantique. Elle nous parle du
timbre – tone colour, qui est à une
composition ce que le style est à l’auteur – c’est là le secret de cette absence
qui monopolise l’œuvre de Thomas Köner (« Tout mon travail tourne autour
de la disparition »). Une absence comme la révélation,
ajouterai-je, de ce qui prend gîte dans la résonance.
Thomas Köner prépare un troisième et dernier
tiento, Tiento de la Oscuridad (Tiento
de l’obscurité). Je ne sais pas encore ce
que sera cette nuit succédant à la lumière, mais je me souviens que les
tableaux nocturnes de Caspar David Friedrich sont toujours baignés de clarté
lunaire.
Denis Boyer
Tiento de las Nieves (CD / LP) – Denovali – 2014
Tiento
de la Luz
(CD / LP) – Denovali – 2016
[1] J’ai
devant moi une reproduction de La Tiare d’argent,
tableau de Fernand Khnopff. La clarté du visage ne s’y exprime que par la
disparition progressive de ses contours ombrés. C’est l’absence – de lumière –
qui dessine la figure.