Seconde Nature : Les Miroirs du fleuve renaturé
Accompagnant la « renaturation d’une partie du fleuve Orne », un projet à vocation scientifique et écologique, un groupe de chercheurs en art a produit un coffret, Seconde Nature, témoin de leurs réflexions, de leurs lectures, de leurs œuvres, autour de la zone test de l’expérience, celle du démantèlement du barrage de l’Enfernay à Saint-Rémy sur Orne. Une « seconde nature » offerte par l’homme à la rivière, et une autre comme traduction de l’expérience, sous la forme d’essais, de photographies, et bien sûr de la musique rêvée de l’eau.
Dans le cadre d’un projet de restauration de différentes rivières, initié par l’Europe en 2010, le but du démantèlement des barrages sur l’Orne est multiple : circulation des espèces, restauration de la qualité de l’eau, réoxygénation, diversification de la biocénose.
L’ambition géographique et biologique est déjà vaste, mais sa réalisation a donc bénéficié du surcroît d’attention par l’œil, la main, l’oreille de divers chercheurs qui abordent scientifiquement l’esthétique ou esthétiquement la science.
La circulation des idées, des approches, des sensibilités, fait écho à la lente renaturation, par complexification de l’écosystème – une sorte d’« écho-système » – recherchée par le projet. Sur les quatre acteurs majeurs de la contrepartie artistique Seconde Nature – Jana Winderen, Thierry Weyd, Agnès Villette et Camille Prunet – les trois premiers sont familiers d’une approche expérimentale de la musique, de l’écologie acoustique, telles que souvent promues par le label anglais Touch. À chacun de ces quatre participants l’on doit une lecture singulière.
Le carnet collectif de présentation de leur projet précise la notion de dialogue, entre disciplines bien sûr mais aussi entre l’homme et la nature, une nature qu’il devra bien se décider à estimer comme quelque chose de plus que son « environnement » car ce serait toujours envisager l’homme comme un centre et les autres éléments de la biocénose comme divers satellites plus ou moins éloignés selon leur degré de considération. Le projet favorise cette réflexion et pousse à songer que l’homme doit retrouver sa place avec respect sans sacrifier sa singularité, sa capacité de réflexion symbolique.
Camille Prunet (docteur en esthétique et sciences de l’art à l’Université Paris 3 Sorbonne nouvelle) relève alors que l’approche rationnelle de la restauration écologique ne doit pas occulter la réserve d’images que l’évocation ou la fréquentation de l’eau ouvre en l’homme. Elle rappelle à cet effet le magistral essai L’Eau et les rêves de Gaston Bachelard – l’oublier eût été difficile tant il est évident que la nature dialoguera avec l’homme aussi longtemps que celui-ci sera en mesure de rêver. Mais la tentation romantique ne peut éluder le lourd contentieux entre l’homme et le milieu naturel, en l’occurrence fluvial : l’appauvrissement du nombre d’espèces, de la qualité de l’eau, les nombreux ouvrages barrant le cours, sans compter le préjudice que l’homme s’inflige par la détérioration de son milieu. En considérant uniquement la population piscicole, on prend la mesure de l’impact : on sait que le saumon Atlantique, autrefois commun sur l’Orne et sur la Rouvre, en a pour ainsi dire disparu. On sait que l’anguille dont le cycle ponte / croissance est, pour le dire rapidement, inverse de celui du saumon, dépend tout autant de la possibilité de circulation entre l’amont et l’aval. Elle est classée en danger critique d’extinction. Et ce ne sont pas forcément les plus alarmistes qui prévoient la disparition totale de l’espèce dans les cinquante années à venir.
Le point de vue de la journaliste et photographe Agnès Villette prend départ sur un même bilan chargé en noir : qu’on la situe dès les Grandes Découvertes avec l’exportation par les Européens de maladies mortelles en Amérique, ou qu’on la retarde jusqu’au déploiement de retombées radioactives au XXe siècle, l’empreinte néfaste de l’homme sur le monde semble désormais indélébile.
C’est ainsi qu’il faut réfléchir à cette marque : indéniablement mortifère, délétère depuis, pour le moins, l’industrialisation, elle a toujours été apposée, quoique de façon moins tragique, depuis que l’homme arpente la nature. Qu’est-ce alors que la renaturation ? À l’extrême le retour à l’état d’avant l’homme, ce qui mènerait à un fantasme impliquant son absence. C’est le sens de l’interrogation que Camille Prunet pose dès le départ de son livret, où elle compare la renaturation du fleuve à la restauration d’œuvres d’art, avec la même précaution quant à l’appréciation de ses limites. Le décalage anamorphique entre ce que l’on peine à définir comme « nature » tout autant qu’avec la situation présumée de son état antérieur de référence, et la renaturation des sites, trouve aussi un bel écho avec un travail photographique d’Agnès Villette mettant en regard une rivière manifestement affluent de l’Orne d’un côté, et un long voile de gaze blanche étalée telle un écoulement tributaire du même fleuve de l’autre. Ou comment la renaturation apparaît indubitablement artificielle.
Ces constats et ces interrogations mènent donc à considérer un « après » qui ne soit pas nécessairement la duplication d’un « avant » (et quel « avant » ?), et qu’il faut assumer comme tel. Ainsi le titre Seconde Nature, appliqué par Thierry Weyd, prend tout son sens. Il faut bien comprendre que ce dont le coffret rend compte ici relève du soin, après quoi il subsistera bien quelques cicatrices. Thierry Weyd, professeur à l’ESAM de Caen, s’est semble-t-il accoté à cette dissymétrie. Son approche artistique, principalement plastique, mais aussi poétique et musicale, est connue depuis des années, notamment au travers des éditions Cactus. Il le dit lui-même, il a voulu le paysage normand arpenté comme une « matrice » des possibilités artistiques. Il se concentre ainsi dans sa présentation sur le site inaugural du processus de dérasement, celui de l’Enfernay situé à Saint-Rémy-sur-Orne, représentatif de la lente industrialisation des campagnes françaises au XIXe siècle. Ce barrage a tout autant déterminé la transformation physique du paysage et du cours d’eau que le début de sa pollution : l’usine de pansements associée était alimentée par le petit barrage hydroélectrique.
Quand Thierry Weyd note qu’une révolution (industrielle) a présidé à l’établissement de ce barrage et qu’une autre (écologique) précipite son démantèlement, c’est qu’il a réfléchi à un dialogue entre époques, à un aller-retour temporel incessant entre techniques, esthétiques, et fait surgir un objet poétique en plusieurs dimensions : écrite (une affichette manifeste sur l’érosion des traces dans la recherche et la mise à profit de cette dégradation) et sonore (construction sur flexi-disc de 3’69’’ ( !) à partir de sons concrets recueillis de nuit dans l’usine de l’Enfernay et de fredonnements) : Ondes incidentes et ondes réfléchies est une pièce concrète à résonance poétique qui entrelace avec une sobriété immanquablement nocturne cliquetis, son aquatiques et ornithologiques, et pour terminer un poème fredonné de Kenneth Patchen.
Car il faut bien convenir
qu’approcher cette eau sans l’évoquer musicalement serait un travail appauvri
d’une part essentielle de sa trame. Répétons-le, l’homme rêve. Il rêve quand il
voit. Il rêve quand il entend.
C’est pourquoi la carte USB de Jana
Winderen contenant sa pièce The Listener
est peut-être le point culminant du coffret Seconde
Nature. Jana Winderen a étudié les arts et a également bénéficié d’une
formation scientifique en mathématiques, chimie et écologie des poissons. Son
travail d’acousticienne, toujours musical, est indissociable d’une démarche et
d’une pensée fortement liées à l’écologie. Qu’elle fût impliquée dans ce
projet, à l’invitation de Thierry Weyd, cela l’a déplacée de ses terrains de
prédilection que sont les environnements glaciaires de Norvège ou du Groenland,
tout en confirmant sa sensibilité dans un exercice où elle excelle. Elle a construit
une pièce intensément poétique à partir de sons récoltés au-dessous et
au-dessus de la surface de l’eau, durant plusieurs semaines dans la zone de
renaturation.
Adaptant le mot d’ordre de Paul
Klee, on peut affirmer qu’ici on n’entend absolument pas le son du réel, mais
le tableau sonore de ce réel, que ce travail ne rend pas l’audible mais rend
audible. L’art de Jana Winderen rend audible l’harmonie retrouvée d’un milieu
qui fut dénaturé. Elle ne prétend pas restituer un avant mais faire œuvre de
l’écoute et de la sensibilité humaines dans un milieu que son espèce vient de
contribuer à rendre plus sain et dynamique après l’avoir humilié et contraint.
La pièce The Listener fait chanter le
drone et le peuple de myriades
insectoïdes, de crépitements d’aise sous la lumière sonore, de circulations
oxygénées réverbérées dans le reflet, de glougloutements et de stridulations
captées. Une respiration aquatique se surimprime alors, et la seconde nature de la rivière se dérobe à
l’interprétation ; il s’en faut de peu qu’on imagine la nymphe qui
fredonne avec une pointe de mélancolie vespérale, juste assez entendue pour que
puisse se restaurer le mystère de
l’eau.
Denis Boyer