Witness : Michael Begg, veilleur de nuit
Des milliers d’engins surveillent le monde, le codent, l’espionnent, le prospectent, l’observent. Au terme d’observateur ou de surveillant (« watcher »), Michael Begg a préféré celui de témoin (« witness »). Ce musicien écossais qui depuis plusieurs années « érode » selon ses propres termes les compositions de Clodagh Simonds au sein de Fovea Hex, et publie en solo ses travaux de musique crépusculaire, compte parmi ses talents celui de la programmation. Il a récemment conçu une interface lui permettant de convertir des flots de données diverses, en l’occurrence fournies par des engins « témoignant » de localisation, de cartographie, de météorologie…, en informations sonores « pertinentes », en d’autres mots, musicalement adéquates.
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La mutation du réel
Le siècle du positivisme et le suivant, celui des massacres industrialisés et rationalisés, ont laissé le ciel vide de tout dieu.
Aucun père consolateur, aucun veilleur transcendant.
Qui veillera alors ? N’a-t-on pas vu depuis que la technologie le permet, depuis que la croyance (je n’ai pas écrit la superstition) se retire, n’a-t-on pas vu dans le même temps le désir de surveillance toujours gagner en intensité, et ses moyens en efficacité ?
Curieusement l’homme a remplacé Dieu en matière de surveillance généralisée. Seule la sécession totale permettrait d’échapper à ce trop humain désir, de voir, d’épier, et de l’être. Combien la pratiquent ? Nous donnons tous à nos écrans autant qu’ils nous offrent. Quant à l’aplomb, tenant lieu de dieux au-dessus du ciel dans le noir de l’espace, des milliers d’yeux géostationnaires, les satellites et leur résolution à la définition de plus en plus haute.
Plus bas, sur Terre, un musicien s’éveille quand chacun se prépare au sommeil. Toute la musique de Michael Begg gîte dans le moment indistinct qui précède la nuit, où les formes quittent leurs proportions pour disparaître ou, au contraire, s’augmenter. Toute zone de transition entre le net et l’obscur, entre la figuration et l’abstraction, toute liminalité, peut lui correspondre. Musique ambiante peuplée, souvent tendue d’idées et d’images, son tissage est dans le même temps nostalgique du jour et avide de la nuit. Les harmoniques y respirent, ou retiennent leur souffle, pour proposer des vagues d’images pré-mélodiques, un fredonnement à venir, sillonné de drones comme autant de veinules rappelant les craquelures d’une huile sur bois, ou la confusion des couleurs dans un tableau impressionniste. Aussi bien, la musique de Michael Begg entretient avec la peinture un lien solide, tant il la convoque souvent, et tant le filigrane des compositions et la richesse texturale – des cordes aux field recordings, du traitement informatique aux pianos erratiques – font resplendir une vague d’émotions crépusculaires.
On ne s’étonne pas alors que sa musique puisse se présenter comme une traduction, une « translation » du monde. Déjà avec son album Titan, résultat du traitement électronique de harpes éoliennes placées au sommet d’une grue, il absorbait puis redonnait la pulsation du monde dans un plein déploiement romantique.
Mais avec la série Witness, disponible uniquement sur Bandcamp, le compositeur fait un pas de côté. Il utilise les données de différents appareils témoins, observateurs, qui seront les pilotes de la forme musicale finale. Pour la première fois de manière si tranchée, une démarche synesthésique guide le travail de Michael Begg.
En utilisant un programme qu’il venait d’élaborer, Michael Begg a commencé de travailler au début de la période de confinement, sur ce déplacement des informations. La manipulation technique se résume ainsi : toutes les coordonnées de position, de pression, de vitesse, fournies par des satellites, ont été converties en signaux musicalement pertinents, principalement en harmoniques. Le passage d’un satellite, ou d’un engin, à l’autre (Station Spatiale Internationale, CryoSat, Sentinel, aussi bien que d’autres appartenant à l’Agence Spatiale Européenne ou à la NASA.), a permis dès le départ une certaine variété de sources.
Chacun des cinq Witness emprunte des voies légèrement différentes ; tandis que le premier et le troisième se nourrissent de coordonnées géographiques, le deuxième assimile des informations météorologiques, le quatrième l’analyse satellite du passage de la comète Neowise, et le dernier convertit en tissu sonore des informations sur la qualité de l’air.
L’appel des cinq témoins
Pour rendre compte de la musique des différents Witness, on pourrait les agréger mais puisque Michael Begg a fait varier les appareils interrogés et sollicités, autant que les banques de sons déclenchées, il existe, aussi bien que des constantes formelles, des variantes sensibles et significatives. Begg a également, semble-t-il, échelonné ses publications en tendant vers une approche de plus en plus collaborative, manière d’exorcisme des distanciations obligées qui marquent l’époque post-Covid que nous traversons, et plus particulièrement celle du confinement pendant laquelle le projet a débuté.
Cette musique, par définition crépusculaire, fait communiquer le noir de l’espace et la lumière, serait-ce cette autre, artificielle, au fond d’une pièce dédiée à la composition. Elle fait chanter les datas puisées dans l’arrière-ciel et c’est un appel à l’image incontestable : le chœur des anges.
Une seule plage sobrement intitulée 6 Satellites, œuvre discrète faite pour s’adapter aux contours d’un environnement calme, occupe Witness 1. Le filin d’harmoniques froids y oscille légèrement, tel un souffle perdu, résonnant sur une amplitude courte. Et c’est en ce chant qu’on imagine le souffle se transformer, chant nimbé de buée, isolant en simple composant un unique fil de trame, comme tiré de l’écheveau de Lux Æterna de Ligeti.
Cette œuvre en a assez rapidement sollicité une deuxième, également composée durant la période de confinement. Et comme la première fois, Michael Begg a procédé en superposant les nombreuses couches sonores obtenues, illustrant ainsi la perception faussée que nous avions du temps : une terrible compression des jours, alors qu’une telle perception n’intervient généralement qu’avec un souvenir vieux de plusieurs années. Un compte-rendu de l’étrange suspension du temps que nous avons ressentie ; ou plutôt son écrasement par la répétition ou l’absence de relief événementiel. Michael Begg semble avoir opéré un embellissement, une rédemption de ce temps disparu, et simultanément développé des qualités harmoniques variées, alors qu’elles avaient été placées en demi-sommeil dans le premier volume. Peut-être pour cette raison Witness 2, sous-titré Weather Engine, est constitué de deux mouvements. Ceux-ci s’appuient cette fois sur des informations météorologiques. Plus important, le registre des sons choisis, déclenchés par les capteurs et leur transfert à la banque de samples et aux générateurs de sons, s’apparente à une nuit d’instruments d’orchestre de chambre, plongeant leur onirisme dans des flux modernistes, des allongements d’harmoniques et même des échos de cuivre pouvant évoquer une poche jazz intimiste.
Tout cela reste très nuageux effectivement, voilant comme il se doit une clarté vespérale. Le terme « ambiant » est adapté, en ce qu’il recrée de manière évanescente une surcouche au réel, accessible à volonté, dans un flux et reflux psychotrope, accordé à la lente avancée des nuages, mais ponctué occasionnellement de cabochons, de vésicules ou d’alluvions plus lumineuses.
Pour qu’une telle série continue d’inspirer de l’intérêt, en premier lieu au musicien lui-même, il faut provoquer des changements, des glissements qui, tout en respectant la contrainte de départ, permettent d’aborder d’autres plages. Witness 3 a suivi les trajectoires orbitales des satellites, ainsi que les relations des uns aux autres, et c’est surtout leur conversion qui marque la singularité. Les sons déclenchés par le programme sont ici exclusivement constitués de strates de chant élaboré par Clodagh Simonds (Fovea Hex). Les voix évoquées par les deux premiers épisodes prennent véritablement corps. C’est un chant céleste, froid et profond qui sourd doucement de ce monolithe. Begg se place bien sous une tutelle ici, celle de Kafka, en citant dans les commentaires d’accompagnement un extrait du texte court At Night (Nachts)[1]. « Someone must watch, it is said. Someone must be there. »
Les clusters de voix tout autant que le texte ouvrent une large vue, panoramique plus encore que surplombante. Différentes hauteurs, différentes amplitudes de ces samples agencés de si haut, font comme une pluie de lumière tombant du fond de la matière noire. Le flux et le reflux ne souffrent pas de l’aléa, ils font plutôt comme répondre à l’ordonnance d’une composition minimaliste gardant en filigrane certaines constructions coutumières à Michael Begg, mais aussi la « lumière éternelle » évoquée plus haut.
Avec Witness 4, les informations récupérées cette fois sont celles de satellites observant la comète Neowise. La nuit du 23 au 24 juillet, alors que la comète est au plus près de la Terre sur sa trajectoire, Michael Begg a mis en œuvre son programme habituel ; dans le même temps, Ben Ponton (Zoviet*France) récupérait des informations sur la qualité de l’air à Newcastle où il réside, ainsi que des field recordings et des relevés géophoniques. L’association du haut et du bas, de l’espace et du tellurique, de la comète et des planètes, répond visiblement à celle des deux musiciens. On entend une différence sensible avec les trois premières œuvres, et c’est assurément dans le geste supplémentaire qu’elle réside, celui de Ben Ponton s’agrégeant aux vagues, aux veines de Michael Begg. Le doux crépitement de la matière en phase d’ignition ou, à l’inverse, de gel, tournoie doucement, recrée sa propre orbite dans la coupe striée d’harmoniques courts.
Michael Begg reste rarement seul, nous venons de le voir, et un regard sur sa discographie finit d’en persuader. La conclusion de sa série Witness, la fin de sa campagne de transformation de la veille en musique – profitons au passage de la polysémie du mot « veille » que nous offre la langue française – lui a fait associer un trio à cordes œuvrant déjà au sein de sa nouvelle formation à géométrie variable Black Glass Ensemble. Pour ce cinquième volet, Begg évoque le concept de Solastalgie qui selon lui définit la vie contemporaine. C’est un type de souffrance apparentée à l’angoisse, causé par les catastrophes et les changements environnementaux. Ainsi toute la série élabore une façon de puiser dans différents paramètres environnementaux, lesquels présentent des indices normaux ou troublés, et se donne pour tâche de les fixer en une forme de beauté liée à l’affect, appelée art. C’est peut-être ce qui donne à cet ultime volet un timbre particulièrement mélancolique.
Ici ce sont des relevés de qualité de l’air qui ont servi et ont conditionné les sons utilisés et leur traitement. Plusieurs endroits du monde ont ainsi été scannés, rapportés, convertis, et donnent leur nom à chacun des six morceaux. À cela s’ajoutent des sections de cordes, improvisées par le trio. La respiration qui sourd des pièces est effectivement volatile ; du bourdon modulé s’épanchent les courtes phrases de violon et violoncelle, miroitant comme dans le tube néon le font les gaz rares. Dans cette brume tissée de vagues en camaïeu, la lumière filtre bien, mais juste assez pour assurer le dessin des formes et la distribution des sons les plus graves en voyage d’harmoniques, glissandos crépusculaires et fantômes de mélodies.
En fait c’est dans le temps du rêve que ces veines et ces marbrures vont glisser l’écoute, qui reste une écoute solitaire, encore prise par l’écho du confinement, mais où l’on distingue par endroit le mouvement des nuages. La silhouette est claustrée mais la fenêtre reste ouverte, le ciel est lourd de nuées mais la lune y filtre ; entre elle et nous tous ces engins qui veillent et enregistrent, et l’autre veilleur, le musicien, plus bas, les pieds auprès du sol, qui convertit les ondes.
Ambient master
Interrogé il y a plusieurs années sur le choix des dix disques sans lesquels il ne pourrait vivre, Michael Begg s’était retranché, après un long et solide argumentaire, sur un seul, une œuvre pour lui matricielle, la seconde face de Discreet Music où Brian Eno, réinterprète le Canon en ré majeur de Pachelbel. C’est avec Discreet Music qu’Eno commence de théoriser ce qu’il appelle « Ambient Music », concept qu’il affirmera dans les notes de pochette de Music For Airports. Ce terme d’Ambient Music, conçu en opposition à la musique environnementale de Muzak, entend définir la possibilité d’une musique d’ameublement (pour reprendre l’expression déjà avancée par Satie[2]) qui dynamise tant l’environnement que l’auditeur, sans que celui-ci soit retenu par des événements musicaux. Eno termine ce petit manifeste par ces mots : « it must be as ignorable as it is interesting » (« aussi discrète qu’intéressante »).
Placer Witness dans cette perspective permet de mieux comprendre pourquoi Begg l’affirme comme sa « première œuvre ambiante ». Alors que la plupart de ses compositions portent avec elles, au moins à l’état fantôme, une direction narrative, Witness ne répond à aucune intention de composition.
Suivant la ligne tracée par Eno, Begg poursuit ainsi : « It is ambient in the sense that it holds, I think, interest for the curious listener, but can easily survive on or below the threshold of conscious listening. It does not demand attention. This is appropriately in alignment with the source of the recording. » (« Ambiant dans le sens où cela maintient, je pense, l’intérêt de l’auditeur curieux, mais peut aussi supporter une écoute à peine consciente, voire inconsciente. Cela ne demande aucune attention. Ce qui correspond parfaitement aux sources de l’enregistrement. »).
Michael Begg s’est fait veilleur, un veilleur qui, maintenant que l’on sait qu’il n’y a pas de grand ordonnateur d’une musique des sphères, prend en charge la mise en musique de l’espace, autant dire la traduction du silence pour emprunter à Mallarmé puis Joë Bousquet cette opération poétique. Autrement dit, il a traduit une saturation de signifiants silencieux en langage sans sens et délicat : la musique, à quoi on est libre de prêter ou non attention, après tout elle est d’extraction modeste…
Someone must watch…
L’homme a fini par laisser le ciel vide de puissances ouraniennes mais il l’a peuplé de satellites, ces « veilleurs ». Alors que des centaines de millions d’humains se voyaient limités dans leurs déplacements et surtout dans leurs contacts, Michael Begg a levé les yeux, regardé vers le ciel nocturne qu’il affectionne et percé la matière noire jusqu’aux appareils de surveillance et de contrôle. Il a neutralisé le risque d’ingérence des machines gardiens en capturant leur flux de données, en les assimilant jusqu’à transfigurer leur veille, ou plutôt donner figure singulière à l’anonymat de leur flux, devenir une manière de veilleur rêveur.
Comme le troisième volet de Witness se donnait pour épigraphe un extrait de At Night de Franz Kafka, il est plaisant de voir en Michael Begg celui qui a assumé cette fonction, qui a enfilé la bure du veilleur, sans autre mission que cette veille elle-même. Someone must be there, simplement, dans l’ordre des choses. Quelqu’un se doit d’être là, de veiller, car l’homme est celui qui sait, et qui désormais croule sous le renseignement. Quelqu’un s’est donné pour but d’en faire razzia, et comme le rêvaient les alchimistes, Michael Begg a opéré la transmutation, il a fait des datas un imaginaire et de celui-ci la musique de nos veilles, son œuvre au noir.
Denis Boyer
https://omnempathy.bandcamp.com/