vendredi 8 septembre 2023

Hommage à Steve Roden

 Hommage à Steve Roden

 



 J’apprends le décès de Steve Roden, survenu le 6 septembre 2023, et aussitôt montent dans un même mouvement le sanglot et le fredonnement.

Gardons le fredonnement car sa musique, sa peinture n’étaient pas tristes, elles ne se souciaient pas de l’être, pas plus que d’être réjouies.

Entre ses mains, c’est le monde qui s’exposait. Pas le monde à l’empan, pas à perte de vue. Mais le détail, le lieu, l’objet qui sans rien rendre de leur mystère, se faisaient poésie pure.

J’ai connu Steve Roden dans la deuxième moitié des années 90. Son nom d’abord, il enregistrait à cette époque sous le pseudonyme In Be Tween Noise, puis nous l’avons vu jouer aux Festival des Musiques Ultimes organisé à Nevers par Yann Farcy. Pourtant, ce jour, sa musique que je découvrais ne m’avait absolument pas intéressé. Aussi quelques semaines plus tard, quand je reçus par la poste son mini-CD Splint, qu’il m’envoyait depuis la Californie, je le plaçai dans la platine sans grande conviction, par acquit de conscience uniquement.

Ce fut une révélation. Une musique délicate, fragile, encore granuleuse de sa gangue, naissait de la manipulation d’une attelle de bois. D’autres mini-CD suivirent, qu’il m’envoya de même : Chair, et Lamp. Le principe était le même, la réussite à la hauteur. Nous achetâmes ses disques plus anciens. Le tout premier, So Delicate and Strangely Made, énonçait ainsi son programme par son titre.

Steve Roden, travaillant autour de « contraintes », de lieu, d’objet, de source, se plaçait en révélateur, tâtonnant, cherchant, tournant. « Beaucoup d’errances et de fausses directions seront nécessaires. » me disait-il dans la dernière interview que je réalisais de lui en 2012 (Fear Drop 16).

Bien vite nous avons correspondu. Et ses disques, chaque fois que nous les recevions, révélaient la réalité du monde sans le répéter, sans le figurer. Des bribes de formule mises au jour. C’est à lui que nous devons aussi la découverte de William Basinski à qui il avait conseillé de nous envoyer ses premières Disintegration Loops à leur sortie.

Un jour, venant à Paris, Steve voulait profiter de l’occasion pour que nous passions un moment ensemble. Mon emploi du temps malheureusement ne me le permettait pas. Mais je lui racontai, lorsqu’il m’appela depuis son hôtel parisien, comment j’avais reçu Splint avec circonspection : « Tiens c’est le type qui m’a tellement ennuyé à Nevers ! ». Nous avons beaucoup ri. Car Steve Roden était modeste, comme son œuvre, malgré tout son talent. Peut-être parce qu’il se considérait avant tout comme un passeur, un traducteur des choses du monde : « La plus grande partie de mon travail, tant visuel que sonore, se construit à partir de systèmes de traduction que j’élabore moi-même. »

Homme de méthode, de systèmes, d’artisanat, il pouvait être comparé à Francis Ponge qui traduisait de façon poétique les objets les plus modestes. Il admirait d’ailleurs la façon dont l’auteur du Parti pris des choses restait poétique jusque dans l’explication de sa méthode.

Steve Roden était de ceux dont l’œuvre m’a fait comprendre – comme celle d’Ernst Jünger, comme celle de Pierre Soulages, comme celle d’Anne Laval, comme celle de Philippe Jaccottet – qu’il est magnifiquement risqué et dangereusement beau de rôder aux abords de l’indifférencié sans s’y laisser happer, gardant ferme la prérogative de l’intention, de la fabrique, du faiseur d’œuvre redevable au monde de ses mystérieuses formules, de ses grâces insondables.

Et puisque nous voici à déplorer la disparition de cet artiste à la « forme modeste de génie » jouissons de l’épiphanie offerte par l’éclatante beauté de sa pièce The Radio, publiée en CD par le label Sonoris en 1999. Un fredonnement primordial, une douce claudication, un chant délicat hérité du baroque. Il est difficile d’être plus proche de la perfection.

 



 En 2002 nous publiions sur Fario un CD de Steve Roden en collaboration avec Francisco López, Le Chemin du paradis. Je pense que sur ses dernières années il n’arpenta pas ce chemin ; une maladie d’Alzheimer est un enfer, plus encore peut-être pour qui basait une partie de son travail sur l’exploration du passé, de la mémoire, comme lorsqu’il présenta sa collection de photographies anciennes sur chacune desquelles figurait un instrument de musique, en un livre intitulé …i listen to the wind that obliterates my traces. Mais pour nous qui aimions Steve Roden et sa musique, il est des traces qui ne s’effaceront pas.

 

Denis Boyer, 7 septembre 2023

 

 

(photo © New York Times)