Frédérique
Bruyas & Emmanuel Dilhac
L’Écriture
des pierres – Roger Caillois
Escargot Ma Non Troppo
Benjamin
Bondonneau
Phonolithes
– autour de Roger Caillois 2014-2015
Le Châtaignier Bleu
J’ai
souvent souhaité (dans le Fear Drop 13 mais également ici : http://oeuvresouvertes.net/spip.php?article487), que plus de musiciens
aventureux prennent conscience du projet de Roger Caillois (1913 – 1978) – qui
de son propre aveu ne portait que peu d’intérêt à la musique –, de cette chasse
à la troublante analogie, la recherche d’une syntaxe du monde qui relie entre
eux des êtres, des formes, des conduites que rien n’associe d’abord, un projet
qui aboutit souvent à inclure les activités artistiques humaines dans une esthétique généralisée. Cette pensée se
déploie depuis un principe : qu’il n’existe dans l’univers qu’un stock
limité de formes, et que celles-ci se répercutent à travers les règnes (garantissant
la possibilité même de la métaphore) et qu’il est ainsi « impossible
qu’une forme ne ressemble pas à une autre forme ». Un exemple, parmi
d’autres, mais des plus frappants et des plus audacieux, que Roger Caillois
élabore dans Méduse et Cie :
les trois fonctions du mimétisme animal (camouflage, travesti, intimidation)
trouvent leur correspondance dans l’emploi du masque au sein des sociétés
humaines.
Pour
ce qui intéresse la musique, il est possible de prolonger cette pensée en
considérant que les jeux de récurrence et de miroir avec les sons de la nature
sont nombreux dans les musiques informelles : beaucoup des plus belles
musiques bourdonnantes prennent naissance en cet espace flou où le son organisé
par l’homme se distingue à peine de l’harmonie naturelle.
Évidemment,
il n’est pas nécessaire qu’un musicien ait lu Caillois pour que son œuvre entre
dans la grille (c’est plutôt l’observation de la musique par cette grille qui
permet à celle-ci de se valider), mais la connaissance de l’œuvre de Caillois
peut éclairer la composition, dans un jeu plus conscient des reflets du monde.
On peut également emprunter, et c’est ce qui nous intéresse ici, l’un des
thèmes principaux de l’écrivain et le soumettre à l’analogie sonore : les
pierres et principalement ce que l’on nomme les pierres paysagées. Caillois les
a longuement décrites, « médusé » par la ressemblance de certaines
coupes avec des paysages, des tableaux (la septaria ou la paésine, ce
« marbre ruine » de Toscane, encore certains jaspes, agates ou
calcaires à dendrites, fournissent les œuvres d’un musée d’avant l’art).
Il
serait injuste de ne pas citer un hommage aussi appuyé que celui de Pierre
Henry dans son œuvre de huit titres Pierres
réfléchies (composée en 1982 mais publiée pour la première fois en 1989), intégralement
consacrée à une interprétation musicale du livre éponyme de Caillois, chaque
pièce empruntant son nom à un chapitre. La répétitivité, la lancinance, et dans
le même temps l’imperceptible mouvement d’évolution traduisaient l’inédit dans
le fixe, l’image dans l’indéterminé. Une certaine stridence des cuivres sur la
résonance de leur confrérie reflétait peut-être l’abrasion du minéral sous la
sérénité de la surface polie s’offrant comme œuvre de musée. Citons encore dans
le monde musical, mais simplement pour l’anecdote, la dédicace à la mémoire de Roger
Caillois offerte par le label Les Disques du Crépuscule sur le LP Merry Christmas (publié en 1984), compilation où figuraient
notamment Wim Mertens et Current 93.
Plus
récemment deux projets musicaux très différents sont nés autour de Pierres et de L’Écriture des Pierres de Caillois[1].
Bien
qu’intitulé L’Écriture des Pierres,
le CD de Frédérique Bruyas et Emmanuel Dilhac est construit principalement
autour de textes de Pierres,
c’est-à-dire, encore qu’intensément poétiques, les plus mesurés, les plus froids. Frédérique Bruyas, lectrice
publique, associe depuis longtemps son métier à diverses formes de musiques,
principalement expérimentales pour ses enregistrements ; citons ses
travaux avec Raymond Dijkstra (Indra Karmuka) ou Pierre Juillard.
Il y
a des conjonctions auxquelles il serait malheureux de vouloir échapper ;
ici Frédérique Bruyas s’est naturellement associée à un musicien du minéral. Emmanuel
Dilhac fait depuis longtemps chanter les pierres (mais aussi le bois flotté,
les coquillages ; tous ces objets que la nature laisse habituellement à la
contemplation de nos yeux, il en fait un orchestre). La majorité des plages se bâtit
en succession : le texte de Caillois,
choisi et lu (interprété) – j’oserai dire vascularisé –
par
Frédérique Bruyas, puis une autre interprétation, une « lithophonie »
de Dilhac. Une telle architecture peut sembler brutale, l’inverse d’une
collaboration. L’écoute dément ce préjugé. La lecture de Frédérique Bruyas,
tout d’abord, est une véritable mise en bouche du texte qui redevient organique
par son entremise. Elle se l’approprie ainsi, quels que soient son respect de
l’auteur et sa précaution à ne pas le trahir. Les pauses, les tons, et
peut-être plus encore les accents de la voix aqueuse de Frédérique Bruyas,
mettent en lumière certains mots, certaines articulations des rêveries
poétiques de Caillois, presque de manière musicale. À chaque écoute de ce
disque je m’émerveille de combien se fait évidente, grâce à la diction, la
polysémie du dernier mot du premier extrait, l’adjectif hermétique : imperméable, impénétrable, ésotérique.
Une
voix encore, qui exhausse la souplesse d’une écriture des plus remarquables,
provoquant par une tectonique dont la langue est le moteur certain, la montée
en relief des lignes de force de l‘écriture de Caillois, montagne ou vallée. Le
palais réverbère des descriptions statiques, gîtes elles-mêmes des déploiements
poétiques que les analogies élaborent à partir des qualités des minéraux.
J’ai
parlé plus haut d’un modèle guidant la majorité des pièces, l’alternance de la
lecture et de la musique, une succession annoncée par les doubles titres de
chacune de ces pistes. Cette précision permet immédiatement de comprendre que
le travail d’Emmanuel Dilhac comme celui de Frédérique Bruyas se construit à
partir du texte, à cette considérable différence près que la musique le fera
sans mot, et opérera sa transcription dans un langage propre. Tous les
dispositifs de Dilhac sont minéraux : plaques, lames, galets… percutés,
effleurés, frottés, donnent à leur tour,
voix aux pierres. Mieux, ils complètent la description statique (Caillois est
l’observateur immobile absorbé dans la contemplation des pierres) par une autre
instance, dynamique, dotée d’un mouvement fluide contrastant avec la sécheresse
du matériau. Ce pianotement gréseux sautille, racle, fait chanter les
harmoniques, rythmant ainsi les randonnées
minérales. J’entends aussi, dans cette construction en voix puis en musique,
l’analogue des couches superposées qui forment par assemblage presque toujours
indissociable les feuilletages minéraux ; comme quartz et mica, schiste et
calcite, la voix de Frédérique Bruyas et le lithophone d’Emmanuel Dilhac sont
soudés.
Très
différent, le projet de Benjamin Bondonneau, Phonolithes, rend compte de deux ans d’échanges avec huit autres
musiciens autour de L’Écriture des
Pierres de Roger Caillois. Peintre et musicien, Benjamin Bondonneau a
réalisé, données sous forme de cartes à l’intérieur du luxueux conditionnement
cartonné du CD, des peintures inspirées par les descriptions lithographiques de
Caillois. Elles dédoublent l’aperçu pictural que Caillois en avait extrait,
jouant les miroirs infinis en intégrant photographies d’agates, cartons, collages
et autres matériaux sur un même panneau. C’est dans ce mouvement
d’appropriation et d’interprétation, que Benjamin Bondonneau a organisé un
système de « partition ouverte en lien avec L’Écriture des Pierres de Roger Caillois ». Les artistes
sollicités réalisent une composition ; treize en tout, recolonisées par
Benjamin Bondonneau (appeaux, sifflets, piano à pouces, clarinette et clarinette basse surtout …) :
des « sentiers de travail qui ont provoqué la naissance de suites sonores
et picturales ». Comme Bruyas et Dilhac stratifient texte et musique, Bondonneau
feuillette musique et peinture.
Tous
experts d’au moins un instrument ou dispositif, ses invités appartiennent pour
la plupart à la scène des musiques improvisées et / ou électroacoustiques
française. On y trouve ainsi cinq amorces de Ly Than Tien (toutes durant une
minute), les contributions de Jean-Luc Guionnet, Matthieu Saladin, Christian
Rosset, Michel Doneda, Jonas Kocher, Maurice Benhamou, Jean-Yves
Bosseur…
Il s’agit
peut-être avant tout d’une œuvre multi-facettes dont tous les panneaux ont en
commun un même onirisme, une invitation au voyage intérieur tel que la rêverie
minérale de Caillois l’a initié. Les phrases musicales de Bondonneau, sur le
relief régulier de Jean-Yves Bosseur par exemple, élaborent une forme
impossible à modéliser mais assise sur un socle impénétrable. Cette ambivalence
entre le ductile onirique et le réalisme tellurique se pose ainsi sur le disque
tout entier. On retiendra particulièrement, pour la fuite d’une résonance de
cristal fumé la pièce S’aposter à l’obscur,
réalisée en compagnie de Maurice Benhamou. Le drone d’harmonique y fait naître
en vapeur les miroitements de clarinette, dans un mouvement insensiblement
circulaire évoquant les travaux de Jean-François Laporte. Ou encore le
souterrain Sans titre, construit sur
la proposition de Christian Rosset, inventaire minutieux et poétique d’une
traversée de grotte sans éclairage. Tout y est écho, percussion, vent,
frissonnement, dans un entrelacs rubané qui fait naître, comme ailleurs le
motif dans l’agate, l’ébauche mélodique dans la réverbération. Citons encore la
pièce Pierres 1966 (année de parution
de ce premier recueil fondateur) travaillée par Benjamin Bondonneau seul. Ses
différentes performances musicales y cohabitent, autant de grains dans la
granite, jusqu’à atteindre le dénuement de l’unique clarinette dont la sortie
de gangue coïncide presque avec l’intégration de la voix de Caillois lui-même[2], parlant de ses chères
pierres et de leur puissance évocatrice, et particulièrement de « l’invention
conjuguée » de la nature et de l’homme, lorsque celui-ci ajoute par
surimpression (peinture) aux semblants de paysages qu’offrent le marbre ruine
ou le lapis lazuli.
Il y
a selon moi, dans les deux propositions, celle de Dilhac et Bruyas et celle de
Bondonneau et son aréopage, des démarches, bien que différentes, qui s’apparentent
l’une et l’autre à cette conjugaison que Caillois décrit et illustre dans L’Écriture des Pierres : l’ajout de
l’art du vivant à l’imperturbable fixité minérale. Je m’aventure, pour
reprendre un vocabulaire cailloisien, je m’aventure à voir, dans la tentative
de s’approprier son œuvre dans l’extension musicale, une pareille collaboration
avec la beauté inerte, inconsciente du mariage. Les textes de Caillois, décédé
en 1978, à jamais inaccessible, phrases fixées, reçoivent l’hommage de la
surimpression des orchestres de pierres et d’une voix qui réchauffe la dureté
en convoquant la souplesse de la poésie ; ou encore les pistes de
musiciens eux-mêmes sollicités sur ce même thème colonisées par l’instrumentarium
de l’artiste initiateur. Tout est ici histoire de relecture.
Relisons.
[1] L’Écriture
des Pierres, d’abord édité
par Skira en 1970 puis réédité dans la collection Champs Flammarion, s’est
ensuite trouvé longtemps épuisé, avant d’être de nouveau disponible dans le
volume Œuvres de Roger Caillois
(collection Quarto, Gallimard, 2008). Il faut saluer la publication en 2014 par
les éditions Xavier Barral du splendide La
Lecture des Pierres, réunissant deux des principaux recueils minéralogiques
de Caillois, Pierres et L’Écriture des Pierres, ainsi que le
texte Agates paradoxales (publié dans
la NRF de mars 1977 et jusqu’ici jamais repris en volume). L’ensemble est accompagné
de 150 photographies pour la plupart inédites. http://exb.fr/fr/home/161-la-lecture-des-pierres.html
Concomitante, la récente réouverture du pavillon
minéralogie du Muséum National d’Histoire Naturelle à Paris est une
aubaine : une partie de la collection Caillois, que le Muséum a reçue en
dation, est désormais exposée au public.
[2] On reconnaît
un entretien télévisé intitulé La
Passion des pierres :
: http://www.ina.fr/video/CPF87007364
: http://www.ina.fr/video/CPF87007364
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire