Au printemps 2017, la plasticienne Sophie Videgrain et le musicien Jérôme Mauduit (Désaccord Majeur) m’ont proposé de rédiger un texte pour accompagner l’exposition Ex Folia, dans laquelle des œuvres de Sophie voisineraient des photographies de Vincent Brien, cette double exposition étant dirigée par le thème de la forêt – et même en filigrane par celui du recours aux forêts.
Une fois le texte établi, celui-ci a servi de matériau pour la composition d’une pièce musicale de dix-huit minutes par Désaccord Majeur, diffusée en boucle durant les heures d’ouverture de l’exposition qui s’est déroulée pour la première fois du 29 avril au 8 mai 2017, à la Maison des Comtes du Perche (Mortagne).
J’ai décidé d’intituler le texte Aux lisières, ce qui traduit, après le Fear Drop 16 (j’avais donné ce même titre au CD qui l’accompagnait) ce moment liminal, cette zone de passage, où le glissement se produit, où la métaphore est en formation, ici plus littéralement mais tout aussi symboliquement quand l’être sauvage refait surface. Ce texte, lu en français par Frédérique Bruyas et en anglais par Christine Batty, est enrobé, parfois assimilé par la musique. La pièce Ex Folia, désormais publiée en ligne par le label Taâlem, est disponible en écoute et en téléchargement. Je reproduis l’intégralité du texte, au-dessous duquel on trouvera le lecteur Bandcamp permettant d’écouter la pièce Ex Folia (placée en piste 3 de la compilation).
Aux lisières
C’était un matin, au printemps. Je partis au point du jour. La fraîcheur m’accompagnait et maintenait mon esprit en éveil. Je marchai longtemps. Il me fallut suivre la rivière jusqu’à ce qu’elle s’enfuît loin des rives aménagées. Je posai ma besace et repris mon souffle. Je regardai mes jambes et, les jugeant capables, je m’enfonçai dans l’oseraie où je me débattais pour avancer. Bientôt j’en sortis pour retrouver la rivière, elle s’était ensauvagée et la piste qui la longeait désormais n’avait pas été foulée aux dernières saisons, sinon par les bêtes sauvages. J’aime les chemins comme les rivières, tortueux et étroits, propices à la cache et à la surprise. Le coup de vent excita mes bras griffés, je rabattis mes manches et respirai avec joie.
La marche a ceci de grisant qu’elle fascine jusqu’au temps qui s’oublie dans le rythme des pas. Mes jambes frôlaient le treillage vivant des herbes en bordure du sentier, et mes yeux s’absorbaient dans la contemplation des vertes chevelures que sous l’eau le courant coiffait sans relâche.
À la halte je m’assis et laissai baller mes pieds au-dessus de l’eau. La fatigue, ou la félicité, me disposèrent à chercher appui contre l’aulne voisin. Il avait ménagé un oreiller depuis la mauvaise saison, quand la rivière monte offrir des colliers de fagots et des tresses d’herbes sèches en hommage aux arbres qui ont penché sur elle leur ramure d’été.
Je dus m’assoupir car lorsque je relevai les yeux la lumière avait changé. Elle filtrait désormais à travers les branches.
Ma peau frissonnait de plaisir lorsque je me redressai ; au milieu du sentier, le soleil s’écoulait doucement. J’ôtai ma veste et la rangeai pliée dans mon bissac que je repassai en bandoulière. Il me semble que je respirais mieux, et de nouveau l’envie de bifurquer me saisit. J’entrai dans les herbes hautes sur ma droite, quittant presque à regret le babillage de la rivière que j’avais accompagnée jusqu’à son enfance de ruisseau. J’avoue que j’étais déjà attiré par un autre bruissement. Le rideau végétal le céda trop vite à la terre plane, travaillée, épuisée d’avoir si souvent enfanté des blés gras et hauts. Je la traversai vite ; si j’éprouvais pour elle de la pitié, elle ne m’intéressait pas. J’arrivai, captivé, jusqu’à la berme d’en face. Le bruissement s’était amplifié et, au sol, ondulaient des dessins compliqués. Je levai les yeux : une ligne de peupliers devant le soleil organisait le tremblement de l’ombre.
Leur bavardage s’amplifiait à la moindre pointe de brise, peut-être s’accablaient-ils : leur trop parfaite rectitude était biffée par les nombreux tronçons de l’un d’eux, abattu au mitan de l’hiver. De part et d’autre des rondins jaillissaient des rejets verts et cirés ; les arbres ont cette indifférence à la mort qui, au printemps, fait bourgeonner les bûches fraîchement coupées.
La rangée de peupliers me lassa, je passai outre. Tout de suite, à claire-voie, on apercevait un taillis dense. Il fallait pour l’atteindre s’arranger d’une pente raide mais courte. Au sommet du tertre, le taillis se composait de scions de châtaigniers et de charmes, mêlés aux ronciers. L’odeur m’annonçait l’antichambre de la forêt. Pas plus que l’oseraie quelques heures plus tôt, le taillis ne me résista. Derrière, un petit cirque éclairci et, tout de suite, le porche sombre d’une allée cintrée par les futaies de hêtres. J’engageai un premier pied sur la voie moussue.
J’ignore comment je me retrouvai dépouillé de mes vêtements, toujours est-il que je ne ressentais aucun inconfort au contact des branches, des bogues et des mousses sur le sol. Ma peau où jouait la lumière traversant les frondaisons se moirait et je contemplais mon corps comme le pelage du faon. Je naissais aux épines, je me cambrai au coup de vent, j’aguettais au crissement du geai, ma narine frémissait au parfum des chanterelles. Du plus profond de moi, l’être sauvage s’épanouissait, en parfaite fraternité avec l’homme que je n’avais cessé d’être un seul instant. Cela je puis le jurer. L’instant n’avait pas oblitéré ma raison, il l’avait augmentée, affranchie de ses défroques. Sous mon cuir hérissé circulait une conscience sans entrave, nettoyée. Il arrive que le papillon redevienne chenille.
Le chant d’une source interrompit mon errance. Je m’approchai, descendis le petit cours, m’émerveillant des courbes savantes que traçaient à quelques pouces de la surface les premières phryganes de la saison. Dans une cuvette, le ruisselet, avant de repartir jaser dans le goulot prochain, s’alanguissait en un modeste miroir d’eau. Je m’y penchai pour boire, j’y espérais la saveur des sucs souterrains. Mon recul fut brusque, presque défensif. C‘était mon visage, incontestablement, qui me contemplait, mais le regard me troubla. Venait-il du fond de l’eau ou de sa surface… ou du cœur de la forêt… J’avais pu, sans bien le comprendre, observer deux, trois fois peut-être, le même éclat féral dans un œil humain.
Le matin me trouva vêtu, assoupi à l’entrée de l’oseraie. Mes jambes étaient sûres, mes bras ne tremblaient pas et je souriais. On me croisa sur le chemin de ma maison. On murmura. C’était mon regard. Le regard de ces autres qui dans le plus grand secret avaient pareillement gîté dans la forêt.
Denis Boyer
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire