samedi 22 août 2015

La musique des pierres : interprétations de Roger Caillois




Frédérique Bruyas & Emmanuel Dilhac
L’Écriture des pierres – Roger Caillois
Escargot Ma Non Troppo
Benjamin Bondonneau
Phonolithes – autour de Roger Caillois 2014-2015
Le Châtaignier Bleu


J’ai souvent souhaité (dans le Fear Drop 13 mais également ici : http://oeuvresouvertes.net/spip.php?article487), que plus de musiciens aventureux prennent conscience du projet de Roger Caillois (1913 – 1978) – qui de son propre aveu ne portait que peu d’intérêt à la musique –, de cette chasse à la troublante analogie, la recherche d’une syntaxe du monde qui relie entre eux des êtres, des formes, des conduites que rien n’associe d’abord, un projet qui aboutit souvent à inclure les activités artistiques humaines dans une esthétique généralisée. Cette pensée se déploie depuis un principe : qu’il n’existe dans l’univers qu’un stock limité de formes, et que celles-ci se répercutent à travers les règnes (garantissant la possibilité même de la métaphore) et qu’il est ainsi « impossible qu’une forme ne ressemble pas à une autre forme ». Un exemple, parmi d’autres, mais des plus frappants et des plus audacieux, que Roger Caillois élabore dans Méduse et Cie : les trois fonctions du mimétisme animal (camouflage, travesti, intimidation) trouvent leur correspondance dans l’emploi du masque au sein des sociétés humaines.
Pour ce qui intéresse la musique, il est possible de prolonger cette pensée en considérant que les jeux de récurrence et de miroir avec les sons de la nature sont nombreux dans les musiques informelles : beaucoup des plus belles musiques bourdonnantes prennent naissance en cet espace flou où le son organisé par l’homme se distingue à peine de l’harmonie naturelle.
Évidemment, il n’est pas nécessaire qu’un musicien ait lu Caillois pour que son œuvre entre dans la grille (c’est plutôt l’observation de la musique par cette grille qui permet à celle-ci de se valider), mais la connaissance de l’œuvre de Caillois peut éclairer la composition, dans un jeu plus conscient des reflets du monde. On peut également emprunter, et c’est ce qui nous intéresse ici, l’un des thèmes principaux de l’écrivain et le soumettre à l’analogie sonore : les pierres et principalement ce que l’on nomme les pierres paysagées. Caillois les a longuement décrites, « médusé » par la ressemblance de certaines coupes avec des paysages, des tableaux (la septaria ou la paésine, ce « marbre ruine » de Toscane, encore certains jaspes, agates ou calcaires à dendrites, fournissent les œuvres d’un musée d’avant l’art).
Il serait injuste de ne pas citer un hommage aussi appuyé que celui de Pierre Henry dans son œuvre de huit titres Pierres réfléchies (composée en 1982 mais publiée pour la première fois en 1989), intégralement consacrée à une interprétation musicale du livre éponyme de Caillois, chaque pièce empruntant son nom à un chapitre. La répétitivité, la lancinance, et dans le même temps l’imperceptible mouvement d’évolution traduisaient l’inédit dans le fixe, l’image dans l’indéterminé. Une certaine stridence des cuivres sur la résonance de leur confrérie reflétait peut-être l’abrasion du minéral sous la sérénité de la surface polie s’offrant comme œuvre de musée. Citons encore dans le monde musical, mais simplement pour l’anecdote, la dédicace à la mémoire de Roger Caillois offerte par le label Les Disques du Crépuscule sur le LP Merry Christmas  (publié en 1984), compilation où figuraient notamment Wim Mertens et Current 93.






Plus récemment deux projets musicaux très différents sont nés autour de Pierres et de L’Écriture des Pierres de Caillois[1].
Bien qu’intitulé L’Écriture des Pierres, le CD de Frédérique Bruyas et Emmanuel Dilhac est construit principalement autour de textes de Pierres, c’est-à-dire, encore qu’intensément poétiques, les plus mesurés, les plus froids. Frédérique Bruyas, lectrice publique, associe depuis longtemps son métier à diverses formes de musiques, principalement expérimentales pour ses enregistrements ; citons ses travaux avec Raymond Dijkstra (Indra Karmuka) ou Pierre Juillard.
Il y a des conjonctions auxquelles il serait malheureux de vouloir échapper ; ici Frédérique Bruyas s’est naturellement associée à un musicien du minéral. Emmanuel Dilhac fait depuis longtemps chanter les pierres (mais aussi le bois flotté, les coquillages ; tous ces objets que la nature laisse habituellement à la contemplation de nos yeux, il en fait un orchestre). La majorité des plages se bâtit en succession : le texte de Caillois,  choisi et lu (interprété) – j’oserai dire vascularisé –
par Frédérique Bruyas, puis une autre interprétation, une « lithophonie » de Dilhac. Une telle architecture peut sembler brutale, l’inverse d’une collaboration. L’écoute dément ce préjugé. La lecture de Frédérique Bruyas, tout d’abord, est une véritable mise en bouche du texte qui redevient organique par son entremise. Elle se l’approprie ainsi, quels que soient son respect de l’auteur et sa précaution à ne pas le trahir. Les pauses, les tons, et peut-être plus encore les accents de la voix aqueuse de Frédérique Bruyas, mettent en lumière certains mots, certaines articulations des rêveries poétiques de Caillois, presque de manière musicale. À chaque écoute de ce disque je m’émerveille de combien se fait évidente, grâce à la diction, la polysémie du dernier mot du premier extrait, l’adjectif hermétique : imperméable, impénétrable, ésotérique.
Une voix encore, qui exhausse la souplesse d’une écriture des plus remarquables, provoquant par une tectonique dont la langue est le moteur certain, la montée en relief des lignes de force de l‘écriture de Caillois, montagne ou vallée. Le palais réverbère des descriptions statiques, gîtes elles-mêmes des déploiements poétiques que les analogies élaborent à partir des qualités des minéraux.
J’ai parlé plus haut d’un modèle guidant la majorité des pièces, l’alternance de la lecture et de la musique, une succession annoncée par les doubles titres de chacune de ces pistes. Cette précision permet immédiatement de comprendre que le travail d’Emmanuel Dilhac comme celui de Frédérique Bruyas se construit à partir du texte, à cette considérable différence près que la musique le fera sans mot, et opérera sa transcription dans un langage propre. Tous les dispositifs de Dilhac sont minéraux : plaques, lames, galets… percutés, effleurés, frottés, donnent à leur tour, voix aux pierres. Mieux, ils complètent la description statique (Caillois est l’observateur immobile absorbé dans la contemplation des pierres) par une autre instance, dynamique, dotée d’un mouvement fluide contrastant avec la sécheresse du matériau. Ce pianotement gréseux sautille, racle, fait chanter les harmoniques, rythmant ainsi les randonnées minérales. J’entends aussi, dans cette construction en voix puis en musique, l’analogue des couches superposées qui forment par assemblage presque toujours indissociable les feuilletages minéraux ; comme quartz et mica, schiste et calcite, la voix de Frédérique Bruyas et le lithophone d’Emmanuel Dilhac sont soudés.





Très différent, le projet de Benjamin Bondonneau, Phonolithes, rend compte de deux ans d’échanges avec huit autres musiciens autour de L’Écriture des Pierres de Roger Caillois. Peintre et musicien, Benjamin Bondonneau a réalisé, données sous forme de cartes à l’intérieur du luxueux conditionnement cartonné du CD, des peintures inspirées par les descriptions lithographiques de Caillois. Elles dédoublent l’aperçu pictural que Caillois en avait extrait, jouant les miroirs infinis en intégrant photographies d’agates, cartons, collages et autres matériaux sur un même panneau. C’est dans ce mouvement d’appropriation et d’interprétation, que Benjamin Bondonneau a organisé un système de « partition ouverte en lien avec L’Écriture des Pierres de Roger Caillois ». Les artistes sollicités réalisent une composition ; treize en tout, recolonisées par Benjamin Bondonneau (appeaux, sifflets, piano à pouces, clarinette et clarinette basse surtout …) : des « sentiers de travail qui ont provoqué la naissance de suites sonores et picturales ». Comme Bruyas et Dilhac stratifient texte et musique, Bondonneau feuillette musique et peinture.
Tous experts d’au moins un instrument ou dispositif, ses invités appartiennent pour la plupart à la scène des musiques improvisées et / ou électroacoustiques française. On y trouve ainsi cinq amorces de Ly Than Tien (toutes durant une minute), les contributions de Jean-Luc Guionnet, Matthieu Saladin, Christian Rosset, Michel Doneda, Jonas Kocher, Maurice Benhamou, Jean-Yves Bosseur…






Il s’agit peut-être avant tout d’une œuvre multi-facettes dont tous les panneaux ont en commun un même onirisme, une invitation au voyage intérieur tel que la rêverie minérale de Caillois l’a initié. Les phrases musicales de Bondonneau, sur le relief régulier de Jean-Yves Bosseur par exemple, élaborent une forme impossible à modéliser mais assise sur un socle impénétrable. Cette ambivalence entre le ductile onirique et le réalisme tellurique se pose ainsi sur le disque tout entier. On retiendra particulièrement, pour la fuite d’une résonance de cristal fumé la pièce S’aposter à l’obscur, réalisée en compagnie de Maurice Benhamou. Le drone d’harmonique y fait naître en vapeur les miroitements de clarinette, dans un mouvement insensiblement circulaire évoquant les travaux de Jean-François Laporte. Ou encore le souterrain Sans titre, construit sur la proposition de Christian Rosset, inventaire minutieux et poétique d’une traversée de grotte sans éclairage. Tout y est écho, percussion, vent, frissonnement, dans un entrelacs rubané qui fait naître, comme ailleurs le motif dans l’agate, l’ébauche mélodique dans la réverbération. Citons encore la pièce Pierres 1966 (année de parution de ce premier recueil fondateur) travaillée par Benjamin Bondonneau seul. Ses différentes performances musicales y cohabitent, autant de grains dans la granite, jusqu’à atteindre le dénuement de l’unique clarinette dont la sortie de gangue coïncide presque avec l’intégration de la voix de Caillois lui-même[2], parlant de ses chères pierres et de leur puissance évocatrice, et particulièrement de « l’invention conjuguée » de la nature et de l’homme, lorsque celui-ci ajoute par surimpression (peinture) aux semblants de paysages qu’offrent le marbre ruine ou le lapis lazuli.

Il y a selon moi, dans les deux propositions, celle de Dilhac et Bruyas et celle de Bondonneau et son aréopage, des démarches, bien que différentes, qui s’apparentent l’une et l’autre à cette conjugaison que Caillois décrit et illustre dans L’Écriture des Pierres : l’ajout de l’art du vivant à l’imperturbable fixité minérale. Je m’aventure, pour reprendre un vocabulaire cailloisien, je m’aventure à voir, dans la tentative de s’approprier son œuvre dans l’extension musicale, une pareille collaboration avec la beauté inerte, inconsciente du mariage. Les textes de Caillois, décédé en 1978, à jamais inaccessible, phrases fixées, reçoivent l’hommage de la surimpression des orchestres de pierres et d’une voix qui réchauffe la dureté en convoquant la souplesse de la poésie ; ou encore les pistes de musiciens eux-mêmes sollicités sur ce même thème colonisées par l’instrumentarium de l’artiste initiateur. Tout est ici histoire de relecture.
Relisons.


[1] L’Écriture des Pierres, d’abord édité par Skira en 1970 puis réédité dans la collection Champs Flammarion, s’est ensuite trouvé longtemps épuisé, avant d’être de nouveau disponible dans le volume Œuvres de Roger Caillois (collection Quarto, Gallimard, 2008). Il faut saluer la publication en 2014 par les éditions Xavier Barral du splendide La Lecture des Pierres, réunissant deux des principaux recueils minéralogiques de Caillois, Pierres et L’Écriture des Pierres, ainsi que le texte Agates paradoxales (publié dans la NRF de mars 1977 et jusqu’ici jamais repris en volume). L’ensemble est accompagné de 150 photographies pour la plupart inédites. http://exb.fr/fr/home/161-la-lecture-des-pierres.html
Concomitante, la récente réouverture du pavillon minéralogie du Muséum National d’Histoire Naturelle à Paris est une aubaine : une partie de la collection Caillois, que le Muséum a reçue en dation, est désormais exposée au public.

[2] On reconnaît  un entretien télévisé intitulé La Passion des pierres :
: http://www.ina.fr/video/CPF87007364