samedi 31 août 2019

Seconde Nature : Les Miroirs du fleuve renaturé


Seconde Nature : Les Miroirs du fleuve renaturé

Accompagnant la « renaturation d’une partie du fleuve Orne », un projet à vocation scientifique et écologique, un groupe de chercheurs en art a produit un coffret, Seconde Nature, témoin de leurs réflexions, de leurs lectures, de leurs œuvres, autour de la zone test de l’expérience, celle du démantèlement du barrage de l’Enfernay à Saint-Rémy sur Orne. Une « seconde nature » offerte par l’homme à la rivière, et une autre comme traduction de l’expérience, sous la forme d’essais, de photographies, et bien sûr de la musique rêvée de l’eau.


  
  Dans le cadre d’un projet de restauration de différentes rivières, initié par l’Europe en 2010, le but du démantèlement des barrages sur l’Orne est multiple : circulation des espèces, restauration de la qualité de l’eau, réoxygénation, diversification de la biocénose.
  L’ambition géographique et biologique est déjà vaste, mais sa réalisation a donc bénéficié du surcroît d’attention par l’œil, la main, l’oreille de divers chercheurs qui abordent scientifiquement l’esthétique ou esthétiquement la science.
  La circulation des idées, des approches, des sensibilités, fait écho à la lente renaturation, par complexification de l’écosystème – une sorte d’« écho-système » – recherchée par le projet. Sur les quatre acteurs majeurs de la contrepartie artistique Seconde Nature – Jana Winderen, Thierry Weyd, Agnès Villette et Camille Prunet –  les trois premiers sont familiers d’une approche expérimentale de la musique, de l’écologie acoustique, telles que souvent promues par le label anglais Touch. À chacun de ces quatre participants l’on doit une lecture singulière.

  Le carnet collectif de présentation de leur projet précise la notion de dialogue, entre disciplines bien sûr mais aussi entre l’homme et la nature, une nature qu’il devra bien se décider à estimer comme quelque chose de plus que son « environnement » car ce serait toujours envisager l’homme comme un centre et les autres éléments de la biocénose comme divers satellites plus ou moins éloignés selon leur degré de considération. Le projet favorise cette réflexion et pousse à songer que l’homme doit retrouver sa place avec respect sans sacrifier sa singularité, sa capacité de réflexion symbolique.
  
  Camille Prunet (docteur en esthétique et sciences de l’art à l’Université Paris 3 Sorbonne nouvelle) relève alors que l’approche rationnelle de la restauration écologique ne doit pas occulter la réserve d’images que l’évocation ou la fréquentation de l’eau ouvre en l’homme. Elle rappelle à cet effet le magistral essai L’Eau et les rêves de Gaston Bachelard – l’oublier eût été difficile tant il est évident que la nature dialoguera avec l’homme aussi longtemps que celui-ci sera en mesure de rêver. Mais la tentation romantique ne peut éluder le lourd contentieux entre l’homme et le milieu naturel, en l’occurrence fluvial : l’appauvrissement du nombre d’espèces, de la qualité de l’eau, les nombreux ouvrages barrant le cours, sans compter le préjudice que l’homme s’inflige par la détérioration de son milieu. En considérant uniquement la population piscicole, on prend la mesure de l’impact : on sait que le saumon Atlantique, autrefois commun sur l’Orne et sur la Rouvre, en a pour ainsi dire disparu. On sait que l’anguille dont le cycle ponte / croissance est, pour le dire rapidement, inverse de celui du saumon, dépend tout autant de la possibilité de circulation entre l’amont et l’aval. Elle est classée en danger critique d’extinction. Et ce ne sont pas forcément les plus alarmistes qui prévoient la disparition totale de l’espèce dans les cinquante années à venir.
  
  Le point de vue de la journaliste et photographe Agnès Villette prend départ sur un même bilan chargé en noir : qu’on la situe dès les Grandes Découvertes avec l’exportation par les Européens de maladies mortelles en Amérique, ou qu’on la retarde jusqu’au déploiement de retombées radioactives au XXe siècle, l’empreinte néfaste de l’homme sur le monde semble désormais indélébile.
  C’est ainsi qu’il faut réfléchir à cette marque : indéniablement mortifère, délétère depuis, pour le moins, l’industrialisation, elle a toujours été apposée, quoique de façon moins tragique, depuis que l’homme arpente la nature. Qu’est-ce alors que la renaturation ? À l’extrême le retour à l’état d’avant l’homme, ce qui mènerait à un fantasme impliquant son absence. C’est le sens de l’interrogation que Camille Prunet pose dès le départ de son livret, où elle compare la renaturation du fleuve à la restauration d’œuvres d’art, avec la même précaution quant à l’appréciation de ses limites. Le décalage anamorphique entre ce que l’on peine à définir comme « nature » tout autant qu’avec la situation présumée de son état antérieur de référence, et la renaturation des sites, trouve aussi un bel écho avec un travail photographique d’Agnès Villette mettant en regard une rivière manifestement affluent de l’Orne d’un côté, et un long voile de gaze blanche étalée telle un écoulement tributaire du même fleuve de l’autre. Ou comment la renaturation apparaît indubitablement artificielle.

  Ces constats et ces interrogations mènent donc à considérer un « après » qui ne soit pas nécessairement la duplication d’un « avant » (et quel « avant » ?), et qu’il faut assumer comme tel. Ainsi le titre Seconde Nature, appliqué par Thierry Weyd, prend tout son sens. Il faut bien comprendre que ce dont le coffret rend compte ici relève du soin, après quoi il subsistera bien quelques cicatrices. Thierry Weyd, professeur à l’ESAM de Caen, s’est semble-t-il accoté à cette dissymétrie. Son approche artistique, principalement  plastique, mais aussi poétique et musicale, est connue depuis des années, notamment au travers des éditions Cactus. Il le dit lui-même, il a voulu le paysage normand arpenté comme une « matrice » des possibilités artistiques. Il se concentre ainsi dans sa présentation sur le site inaugural du processus de dérasement, celui de l’Enfernay situé à Saint-Rémy-sur-Orne, représentatif de la lente industrialisation des campagnes françaises au XIXe siècle. Ce barrage a tout autant déterminé la transformation physique du paysage et du cours d’eau que le début de sa pollution : l’usine de pansements associée était alimentée par le petit barrage hydroélectrique.
  
  Quand Thierry Weyd note qu’une révolution (industrielle) a présidé à l’établissement de ce barrage et qu’une autre (écologique) précipite son démantèlement, c’est qu’il a réfléchi à un dialogue entre époques, à un aller-retour temporel incessant entre techniques, esthétiques, et fait surgir un objet poétique en plusieurs dimensions : écrite (une affichette manifeste sur l’érosion des traces dans la recherche et la mise à profit de cette dégradation) et sonore (construction sur flexi-disc de 3’69’’ ( !) à partir de sons concrets recueillis de nuit dans l’usine de l’Enfernay et de fredonnements) : Ondes incidentes et ondes réfléchies est une pièce concrète à résonance poétique qui entrelace avec une sobriété immanquablement nocturne cliquetis, son aquatiques et ornithologiques, et pour terminer un poème fredonné de Kenneth Patchen.
  Car il faut bien convenir qu’approcher cette eau sans l’évoquer musicalement serait un travail appauvri d’une part essentielle de sa trame. Répétons-le, l’homme rêve. Il rêve quand il voit. Il rêve quand il entend.
    
C’est pourquoi la carte USB de Jana Winderen contenant sa pièce The Listener est peut-être le point culminant du coffret Seconde Nature. Jana Winderen a étudié les arts et a également bénéficié d’une formation scientifique en mathématiques, chimie et écologie des poissons. Son travail d’acousticienne, toujours musical, est indissociable d’une démarche et d’une pensée fortement liées à l’écologie. Qu’elle fût impliquée dans ce projet, à l’invitation de Thierry Weyd, cela l’a déplacée de ses terrains de prédilection que sont les environnements glaciaires de Norvège ou du Groenland, tout en confirmant sa sensibilité dans un exercice où elle excelle. Elle a construit une pièce intensément poétique à partir de sons récoltés au-dessous et au-dessus de la surface de l’eau, durant plusieurs semaines dans la zone de renaturation.
   
Adaptant le mot d’ordre de Paul Klee, on peut affirmer qu’ici on n’entend absolument pas le son du réel, mais le tableau sonore de ce réel, que ce travail ne rend pas l’audible mais rend audible. L’art de Jana Winderen rend audible l’harmonie retrouvée d’un milieu qui fut dénaturé. Elle ne prétend pas restituer un avant mais faire œuvre de l’écoute et de la sensibilité humaines dans un milieu que son espèce vient de contribuer à rendre plus sain et dynamique après l’avoir humilié et contraint. La pièce The Listener fait chanter le drone et le peuple de myriades insectoïdes, de crépitements d’aise sous la lumière sonore, de circulations oxygénées réverbérées dans le reflet, de glougloutements et de stridulations captées. Une respiration aquatique se surimprime alors, et la seconde nature de la rivière se dérobe à l’interprétation ; il s’en faut de peu qu’on imagine la nymphe qui fredonne avec une pointe de mélancolie vespérale, juste assez entendue pour que puisse se restaurer le mystère de l’eau.
Denis Boyer

dimanche 13 janvier 2019

Lionel Marchetti ou la musique médiane

Texte figurant dans le livret de Jeu du monde
coffret 6 CD de Lionel Marchetti, publié par Sonoris :




Lionel Marchetti ou la musique médiane

Entre les doigts une valve de coque, recueillie sur la plage près du tumulte des vagues, avant que la mer finisse de la polir. J’y passe doucement le pouce et l’index simultanément, le premier sur la face interne, le second sur la convexité striée de l’extérieur. Je suis capable dans le même temps d’éprouver le lisse et l’accidenté, je reçois dans un influx tactile mélangé les images concomitantes du dessous et du dessus, et encore de celui-ci le début d’érosion que le flot et le jusant ont commencé de lui imposer, de celui-là le timide rappel en creux des reliefs de l’extérieur. 

J’ai parlé, il y a longtemps, du tropisme ascensionnel de Lionel Marchetti, qui le guida de La Grande Vallée à la Montagne, vivant l’expérience du Glacier et de l’Avalanche. Il y a de ces grands espaces un besoin certain dans l’œuvre de Lionel Marchetti, l’espace ouvert qui du Train de nuit à l’Atlantique lui fait parcourir le monde en voyageur des ondes. Mais de La Figure du dehors à L’Espace du dedans, il n’y a parfois qu’un souffle, un pas, un clignement d’œil, et le passe-muraille n’a qu’à clore son regard pour que le monde s’abolisse de sa forme colorée et reparaisse en gestation souterraine. À passer entre les couches parallèles d’une réalité dont il ne partage pas la densité, il obtient le visa inépuisable d’un Voyageur des deux mondes, passeur nocher de la veille au rêve. La musique de Lionel Marchetti se loge dans cet espace indéfini entre le dehors et le dedans, affleurant les deux réalités, diurne et nocturne, aérienne et aquatique, ouranienne et chtonienne, écluse sonore où les échos de chacun, exondés, exhumés, sont encore audibles au déversement dans l’autre.

Qui prend le départ sur une mer à l’aube s’affrontera à deux infinis : la vague de l’océan et le vague de l’obscurité. Sur son Océan (de la fertilité) se perce le brouillard filandreux, eau et feu se confondent, la houle devient crépitement… Et sans relâche le vent chasse la lumière vers l’inaccessible horizon. La musique est encore ce poste frontière, entre l’humide et l’aride – Lionel Marchetti serait-il le premier musicien à avoir navigué sur la Lune ? Sur les photographies, Lionel Marchetti a parfois des airs d’explorateur, de globe-trotter, saisi arpentant le monde pour y déloger les échos de sa musique pérégrine. À fleur d’eau, à fleur de terre, dans cette zone aveugle où le son encore perceptible mais déjà atténué, drapé, absorbé, se réjouit de sa cécité, la met à profit en scénarisant son cinéma pour l’oreille. Il se positionne à deux doigts de l’étendue du monde, entre le courant du magnétisme tellurique et la surface des choses. Invisible, il entend comme à travers la terre – sa musique est une altération : Red Dust / la rouille, dégradation du métal, des oxydes de la bande magnétique. Sa Nostalgie du Cyclope vécue comme le souvenir à travers l’œil monstrueux de la caméra est une méditation entre les pans du réel, un rappel de l’aveuglé à la lumière. Dans sa musique on retourne l’œil ; on pratique aussi L’Échange des yeux
Je ne pense pas que mon élan m’emporte trop loin si j’affirme alors que la musique de Lionel Marchetti est un chemin vers l’outre-monde. Toute musique est passage mais certaines l’oublient. Il me semble que celle-ci en a fait sa charge. Une musique concrète dont tous les sons massés et tendus tissent le voile et jouent le drame. J’aime l’écho et le coup de fouet chez Marchetti. L’un perd la trace et l’autre la déchire. Perte et déchirement sont frontière et poste frontière. N’a-t-il pas fait sienne cette formule de Kenneth White : « Concret ou abstrait ? J'aime l'abstrait où subsiste un souvenir de substance, le concret qui s'affine aux frontières du vide. » ?
Exactement comme le chaman qui assure la communication avec le pays des morts, et restitue un langage étrange.
Exactement sur le front de mer, à l’emplacement des grands ouvrages de pierres par lesquels Saint-John Perse fonde la Strophe d’Amers.

Denis Boyer