mardi 26 décembre 2017

Aux Lisières - Ex Folia





Au printemps 2017, la plasticienne Sophie Videgrain et le musicien Jérôme Mauduit (Désaccord Majeur) m’ont proposé de rédiger un texte pour accompagner l’exposition Ex Folia, dans laquelle des œuvres de Sophie voisineraient des photographies de Vincent Brien, cette double exposition étant dirigée par le thème de la forêt – et même en filigrane par celui du recours aux forêts.
Une fois le texte établi, celui-ci a servi de matériau pour la composition d’une pièce musicale de dix-huit minutes par Désaccord Majeur, diffusée en boucle durant les heures d’ouverture de l’exposition qui s’est déroulée pour la première fois du 29 avril au 8 mai 2017, à la Maison des Comtes du Perche (Mortagne).
J’ai décidé d’intituler le texte Aux lisières, ce qui traduit, après le Fear Drop 16 (j’avais donné ce même titre au CD qui l’accompagnait) ce moment liminal, cette zone de passage, où le glissement se produit, où la métaphore est en formation, ici plus littéralement mais tout aussi symboliquement quand l’être sauvage refait surface. Ce texte, lu en français par Frédérique Bruyas et en anglais par Christine Batty, est enrobé, parfois assimilé par la musique. La pièce Ex Folia, désormais publiée en ligne par le label Taâlem, est disponible en écoute et en téléchargement. Je reproduis l’intégralité du texte, au-dessous duquel on trouvera le lecteur Bandcamp permettant d’écouter la pièce Ex Folia (placée en piste 3 de la compilation).



Aux lisières

C’était un matin, au printemps. Je partis au point du jour. La fraîcheur m’accompagnait et maintenait mon esprit en éveil. Je marchai longtemps. Il me fallut suivre la rivière jusqu’à ce qu’elle s’enfuît loin des rives aménagées. Je posai ma besace et repris mon souffle. Je regardai mes jambes et, les jugeant capables, je m’enfonçai dans l’oseraie où je me débattais pour avancer. Bientôt j’en sortis pour retrouver la rivière, elle s’était ensauvagée et la piste qui la longeait désormais n’avait pas été foulée aux dernières saisons, sinon par les bêtes sauvages. J’aime les chemins comme les rivières, tortueux et étroits, propices à la cache et à la surprise. Le coup de vent excita mes bras griffés, je rabattis mes manches et respirai avec joie.
La marche a ceci de grisant qu’elle fascine jusqu’au temps qui s’oublie dans le rythme des pas. Mes jambes frôlaient le treillage vivant des herbes en bordure du sentier, et mes yeux s’absorbaient dans la contemplation des vertes chevelures que sous l’eau le courant coiffait sans relâche.

À la halte je m’assis et laissai baller mes pieds au-dessus de l’eau. La fatigue, ou la félicité, me disposèrent à chercher appui contre l’aulne voisin. Il avait ménagé un oreiller depuis la mauvaise saison, quand la rivière monte offrir des colliers de fagots et des tresses d’herbes sèches en hommage aux arbres qui ont penché sur elle leur ramure d’été.
Je dus m’assoupir car lorsque je relevai les yeux la lumière avait changé. Elle filtrait désormais à travers les branches.

Ma peau frissonnait de plaisir lorsque je me redressai ; au milieu du sentier, le soleil s’écoulait doucement. J’ôtai ma veste et la rangeai pliée dans mon bissac que je repassai en bandoulière. Il me semble que je respirais mieux, et de nouveau l’envie de bifurquer me saisit. J’entrai dans les herbes hautes sur ma droite, quittant presque à regret le babillage de la rivière que j’avais accompagnée jusqu’à son enfance de ruisseau. J’avoue que j’étais déjà attiré par un autre bruissement. Le rideau végétal le céda trop vite à la terre plane, travaillée, épuisée d’avoir si souvent enfanté des blés gras et hauts. Je la traversai vite ; si j’éprouvais pour elle de la pitié, elle ne m’intéressait pas. J’arrivai, captivé, jusqu’à la berme d’en face. Le bruissement s’était amplifié et, au sol, ondulaient des dessins compliqués. Je levai les yeux : une ligne de peupliers devant le soleil organisait le tremblement de l’ombre.
Leur bavardage s’amplifiait à la moindre pointe de brise, peut-être s’accablaient-ils : leur trop parfaite rectitude était biffée par les nombreux tronçons de l’un d’eux, abattu au mitan de l’hiver. De part et d’autre des rondins jaillissaient des rejets verts et cirés ; les arbres ont cette indifférence à la mort qui, au printemps, fait bourgeonner les bûches fraîchement coupées.

La rangée de peupliers me lassa, je passai outre. Tout de suite, à claire-voie, on apercevait un taillis dense. Il fallait pour l’atteindre s’arranger d’une pente raide mais courte. Au sommet du tertre, le taillis se composait de scions de châtaigniers et de charmes, mêlés aux ronciers. L’odeur m’annonçait l’antichambre de la forêt. Pas plus que l’oseraie quelques heures plus tôt, le taillis ne me résista. Derrière, un petit cirque éclairci et, tout de suite, le porche sombre d’une allée cintrée par les futaies de hêtres. J’engageai un premier pied sur la voie moussue.

J’ignore comment je me retrouvai dépouillé de mes vêtements, toujours est-il que je ne ressentais aucun inconfort au contact des branches, des bogues et des mousses sur le sol. Ma peau où jouait la lumière traversant les frondaisons se moirait et je contemplais mon corps comme le pelage du faon. Je naissais aux épines, je me cambrai au coup de vent, j’aguettais au crissement du geai, ma narine frémissait au parfum des chanterelles. Du plus profond de moi, l’être sauvage s’épanouissait, en parfaite fraternité avec l’homme que je n’avais cessé d’être un seul instant. Cela je puis le jurer. L’instant n’avait pas oblitéré ma raison, il l’avait augmentée, affranchie de ses défroques. Sous mon cuir hérissé circulait une conscience sans entrave, nettoyée. Il arrive que le papillon redevienne chenille.
Le chant d’une source interrompit mon errance. Je m’approchai, descendis le petit cours, m’émerveillant des courbes savantes que traçaient à quelques pouces de la surface les premières phryganes de la saison. Dans une cuvette, le ruisselet, avant de repartir jaser dans le goulot prochain, s’alanguissait en un modeste miroir d’eau. Je m’y penchai pour boire, j’y espérais la saveur des sucs souterrains. Mon recul fut brusque, presque défensif. C‘était mon visage, incontestablement, qui me contemplait, mais le regard me troubla. Venait-il du fond de l’eau ou de sa surface… ou du cœur de la forêt… J’avais pu, sans bien le comprendre, observer deux, trois fois peut-être, le même éclat féral dans un œil humain.

Le matin me trouva vêtu, assoupi à l’entrée de l’oseraie. Mes jambes étaient sûres, mes bras ne tremblaient pas et je souriais. On me croisa sur le chemin de ma maison. On murmura. C’était mon regard. Le regard de ces autres qui dans le plus grand secret avaient pareillement gîté dans la forêt.

Denis Boyer


jeudi 20 avril 2017

Surge : le dernier chant des glaces donné par Johannes Malfatti

Surge : le dernier chant des glaces donné par Johannes Malfatti





Le glacier est une rivière arrêtée, c’est l’impossibilité réalisée : le temps suspendu.

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On appelle viscosité la résistance qu’une matière oppose à l’écoulement.

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Le cinéma donne l’illusion du mouvement. Certaines musiques atonales, arythmiques, bourdonnantes, donnent l’illusion de l’immobilité.

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La glace est une matrice solide, une eau stérilisée par sa rigidité et sa température effroyablement basse : elle interdit la germination.
Une autre croissance s’y produit : celle des cristaux.
L’eau devenue cristal paraît tout aussi indissociable qu’à l’état liquide. Pourtant elle casse. Qui connaît la formule pour en prononcer la division ?

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Le glacier est immobile à l’œil humain. Qui souhaite en mesurer le déplacement devra apprendre à ne plus dormir, ne plus se nourrir, ne plus bouger, à devenir soi-même glacier. Un glacier alpin se déplace à la vitesse de quelques mètres par an. L’avancée annuelle de certains glaciers polaires est de moins de deux mètres.

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En 1982 le glacier Variegated en Alaska a commencé de se déplacer à la vitesse de 80 mètres par jour, et cela pendant plusieurs mois. Ce déplacement observable par l’œil humain est dû à une température proche du point de fusion. Les pressions internes subies par le glacier l’ont fait avancer à cette vitesse considérable.

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On nomme surge glaciaire le déplacement exceptionnellement rapide et bref que peut connaître un glacier, en raison de nappes liquides qui se forment en son sein.

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Pour faire parler la glace il faut la corrompre ainsi : la faire craquer, fondre, se séparer, se reformer. La deuxième loi de la thermodynamique énonce et prouve que le transfert de chaleur entre un corps chaud et un corps froid s’effectue du premier vers le second. Le degré d’entropie (dispersion de l’énergie thermodynamique) augmente dans le même temps.

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C’est l’eau liquide qui enseignera à la glace comment parler. Goutte à goutte.

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L’étendue blanche, glacée, se voit souvent comme l’effrayante uniformité de l’entropie, certains y aperçoivent aussi la beauté. S’ouvre alors le regard qui s’émerveille des variétés de conformation que la glace peut lui offrir. Semblablement, le musicien qui veut évoquer la glace pourra s’exprimer de nombreuses manières, aussi variées et subtiles que la dentelle de l’eau regelée, les épines du sérac, le plan de la banquise ou les crevasses de l’inlandsis. J’ai exploré un tel lexique dans le Feardrop 17, et le label italien Glacial Movements s’est promis d’en offrir l’encyclopédie.

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Le cas de Johannes Malfatti est à verser au chapitre de l’imperceptible pulsation. Le lourd mouvement du glacier – Malfatti explique ainsi la genèse de son album Surge – est à l’image d’autres déplacements géologiques, inaccessibles au champ de notre expérience du temps. Sauf à connaître une surge glaciaire. La musique de Surge est conçue de la sorte, elle débride l’immobile, ou cette illusion de l’immobilité qui fait qu’une période de battement trop longue sera toujours étrangère aux êtres précaires. Cette musique effrite le bloc pour en désolidariser légèrement les strates. Johannes Malfatti compose avec des instruments acoustiques – on reconnaîtra des cordes, des bois, l’harmonium – qu’il érode au traitement informatique. Les couches sonores, nombreuses, agglomérées, sont ici séparées à des rythmes différents, le temps que naissent plusieurs fuseaux d’harmoniques, de densité et de timbres variés : de l’effritement de la poudre neigeuse (bruit blanc) à la lisse éblouissante et indurée, du tracé de sinuosités à la sculpture du lourd faisceau lumineux.

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D’un point de vue scientifique, une ombre est absence, d’un point de vue poétique une ombre est absence OU présence.

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La ténèbre dut être fécondée par l’ange de lumière qui y sombra. Ainsi naquirent les ombres.
La glace cède à la chaleur et craque en manière de cri. Ainsi s’articule l’éloquence du glacier.

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Surge débute dans le son du vent, ou de l’eau, qui presque rageusement viennent entamer la banquise, ils la font patiemment souffler, la fragmentent, la polissent, la font luire et presque comme une chair sollicitée, se gonfler. En un mot les éléments l’érodent. Responsables de ce mouvement qui va rendre les évènements audibles à notre temporalité, ils déclenchent ainsi la première dégradation qui permet d’appréhender la beauté des chants glaciaires dans notre monde empirique. De la même manière que la lumière doit féconder l’obscurité pour qu’apparaissent les ombres, de la même manière le monobloc de son doit être fissuré pour qu’apparaissent les figures stupéfiantes qu’il serrait dans sa gangue.


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De l’informe, du continu, naissent alors ces séquences de discontinu, de subtiles rubans sonores qui vite atteignent au lissé et au poli des draperies sonores. Dentelles de glace et strates ambiantes résonnent en parfaits analogues.

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La coupe sagittale de la glace donne à voir les strates qui la composent, les tranches d’histoire de la géologie glaciaire.

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Quand le vent a suffisamment excité la surface du glacier, la réverbération à sa surface fait chanter les vagues d’harmoniques.

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C’est la fragmentation de l’eau – et, partant, celle du temps, qu’opère sa chute, la cascade : flot, écume, embruns, bruit, lumière, irisation de l’air, illusion de l’arc.
Depuis des années, je suis le fil de deux métaphores : 1 – Altération de l’absolu (silence, glace, nuit…) pour le faire chanter. 2 – Fontaine d’harmoniques, fantôme mélodique.
J’ai souvent craint, et cette peur ne me laisse pas de répit, de trahir la musique avec les mots, depuis tant d’années.

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Johannes Malfatti écrit : « The music has the viscosity of a slowly moving mass of ice. Like a glacier, that contains thousands of layers of snow, the vertical structures of the sonic layers are infinitely complex and ever changing. From minimal textures of white noise grow massive swells of sound. From floating fields of color rise mirages of melodies. » (La musique possède la viscosité d’une masse de glace se mouvant lentement. Tel le glacier, composé de milliers de couches de neige, les structures verticales des couches sonores, infiniment complexes, sont en mouvement permanent. Des textures minimales de bruit blanc, émergent d’imposantes houles de son. Des champs de couleurs en flottement, s’élèvent des mirages de mélodie.)

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Quand les musiques bourdonnantes atteignent à ce point d’équilibre entre les strates qui les fait ressembler à l’environnement complet d’une cascade – chute de bruit blanc, réverbération et décomposition de la lumière dans les gouttelettes en suspension dans l’air, ruissellement de l’humidité sur les rochers couverts de mousses, concrétions conséquentes, jaillissement fontanier des harmoniques – la possibilité du fredonnement se réalise. J’évoque depuis des années le fantôme mélodique : la mélodie n’est pas là, aucunement jouée, mais la musique la convoquant la fait paraître sans la figurer.

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Au cœur de Surge, la musique de Johannes Malfatti resplendit de ses ondulations d’harmoniques, soutenus par le grondement bleuté de la plaque la plus ancienne, la plus profonde, qui répercute peut-être le chant des cristaux depuis le cœur de la Terre. En surplomb, l’air se cabre en aurores boréales orange et rosées, doucement sculptées par le vent polaire. Mais le cœur – est-il encore froid ? – effeuille ses vagues, ses nappes au bourdon subtil et clair, et surtout ses boucles qui, cadencées dans le gîte des fuseaux, organise le fredon comme une merveille en réserve. Il n’existe pas deux dizaines de minutes équivalentes dans cette œuvre aux allures statiques mais puissamment évolutive – c’est là même sa raison d’être – c’est le retour au temps pour l’eau figée, pour ses structures anciennes et prisonnières, c’est le dévoilement de toutes les dentelles neigeuses et de leur imbrication dans une musique flattée par l’air et la lumière, miroitant sur le clavier de l’orgue glaciaire et s’exhalant en fantôme – ou mirage – mélodique.

Denis Boyer



Johannes Malfatti – Surge – CD & digital download – Glacial Movements